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Photo du rédacteurCharles-Henri d’Andigné

EDF : la CGT entre conservatisme et renouveau

Malgré un climat syndical morose, la CGT maintient ses positions à EDF, au moins en ce qui concerne les élections professionnelles. Mais deux dangers la guettent : l'érosion régulière de ses effectifs depuis 1977, et l'adaptation progressive de l'entreprise publique à la déréglementation de l'énergie. Les solutions proposées par la fédération Mines Energie ne font pas l'unanimité parmi les militants.


Le fait est là : alors que la CGT apparaît affaiblie dans nombre de ses bastions traditionnels, à savoir les entreprises publiques, la fédération Energie semble bien résister à EDF. Elle a obtenu 53 % des voix lors des dernières élections professionnelles, en novembre 2000 : un score presque inchangé depuis 20 ans. Ce résultat allait d’autant moins de soi qu’EDF a embauché 15 000 jeunes, soit 10 % des effectifs, ces trois dernières années. Et que, dans le même temps, 12 000 personnes, dont des syndiqués CGT, sont partis en retraite. En tout un renouvellement de 27 000 personnes.


L’explication de la fédération est simple : " Nous pratiquons un syndicalisme de proximité, qui correspond à ce que les gens attendent de nous " estime Denis Cohen, secrétaire général de la fédération Energie, dans un entretien qu’il nous a accordé. Celle-ci, selon lui, cherche à respecter les quelques principes d’actions suivants :


- le pragmatisme, c’est-à-dire rester à sa place de syndicat. Faire du syndicalisme et non pas de la politique. Par exemple en ce qui concerne la politique énergétique : " Nous ne sommes ni pour ni contre le nucléaire, affirme le secrétaire général. Le nucléaire existe, point. Nous faisons avec. " Cet aspect serait bien perçu par les syndiqués. Nous verrons plus loin que cette idée est très largement à nuancer.


- l’aspect international. La fédération entretient des contacts réguliers avec ses confrères étrangers, notamment européens, en particulier depuis l’adhésion de la centrale à la Confédération européenne des syndicats, en 1999. Cela donne aux syndiqués une force qu’ils n’auraient pas s’ils restaient entre eux, et rend possible l’organisation de grandes " euro-manifs ", aux répercussions médiatiques importantes.


- l’aspect social. La CCAS (Caisse centrale d’activités sociales), les œuvres sociales d’EDF, gérée de fait par la CGT, est une véritable puissance financière : elle gère un budget de 4 milliards de francs. Par ce biais, la fédération gère bon nombre des activités sociales d’EDF, notamment les vacances. Une école de réalisme, selon le secrétaire général : " Si les vacances sont ratées, on reçoit ça en pleine figure ". Plus généralement, la fédération joue un rôle d’accueil important auprès des nouveaux venus, notamment les jeunes. Elle leur fournit un livret d’accueil sur les droits des salariés. Elle les aide à trouver un logement. Elle favorise des " prêts d’honneur " à des taux préférentiels. Elle les incite à venir trouver le syndicat s’il rencontre un problème, qu’il soit personnel ou professionnel. Elle assure à ceux qui le désirent une formation syndicale. Une attention particulière est apportée aux jeunes d’origine étrangère, dont certains, comme Safia, du service clientèle de Drancy, affirment souffrir de " racisme " [1]. L’aspect convivial est important : la fédération aide la jeune recrue à s’intégrer à l’entreprise, à connaître ses nouveaux collègues, à se faire des amis. Un atout précieux dans une entreprise à la culture très prégnante, par nature mystérieuse au nouvel entrant. L’action sociale de la fédération CGT est si développée que, de l’aveu même de certains de ses membres, ces pratiques comporteraient un risque de " paternalisme " ! Mais ils sont assurément bien perçus par les agents maison.


- l’aspect professionnel : le syndicat joue un rôle décisif dans la gestion des carrières des agents, notamment les mutations, l’avancement, la formation.


Le poids de l’appareil syndical dans le fonctionnement de l’entreprise s’explique par un partage des tâches, comme si la direction s’était réservé l’aspect industriel de l’activité, en laissant au syndicat majoritaire le soin de gérer l’aspect social et les ressources humaines. Et même la communication : quand nous avons réalisé cette étude, la DPRS (Direction du personnel et des ressources sociales) n’a pas souhaité répondre à nos questions, arguant que " ce n’était pas le moment " ! La CGT, elle, a immédiatement accepté de nous recevoir...


L’érosion des chiffres d’adhésion


Cependant, à la CGT comme chez les cadres EDF, le constat est unanime : la situation de la CGT n’est plus aussi assurée qu’autrefois. Certes les résultats électoraux sont bons. Mais ils ne compensent pas l’érosion des chiffres d’adhésion. Depuis 1977, à EDF, la CGT suit une courbe descendante, lente mais régulière. Elle est passée de 39 % à 26 % d’adhérents. Elle revendique actuellement 47 900 syndiqués actifs et 43 300 " inactifs ", c’est-à-dire retraités, ce qui fait d’elle la première fédération de la CGT (la deuxième si l’on enlève les retraités).


Ces chiffres sont à replacer dans le contexte très particulier d’EDF. Impossible de comprendre la fédération Energie de la CGT si l’on ignore les bouleversements qui touchent la grande entreprise publique.


En interne, EDF est, plutôt était, une entreprise à la culture très forte. Avec ses bons côtés : une solidarité entre ses employés, une conscience professionnelle qu’on a pu mesurer au moment de la tempête, intervenue en période de congés. Et ses moins bons : un certain manque d’ouverture sur l’extérieur. " On y entrait comme on entre en religion ", note un cadre. Tout cela est non pas en voie de disparition, mais au moins en voie de dilution. La société s’ouvre sur l’extérieur, notamment sur le plan du recrutement, et elle perd de sa cohérence interne. Par ailleurs, EDF a connu longtemps une situation de monopole : elle va bientôt devoir affronter la concurrence. C’est actuellement une entreprise publique, il est question, non pas de la privatiser immédiatement, mais au moins d’introduire en elle des capitaux privés. Bref, EDF est une entreprise à la croisée des chemins, qui se pose des questions sur son avenir.


Or l’imbrication de la CGT et d’EDF est telle que ces questions sur l’identité même de l’entreprise ne peuvent pas ne pas avoir des répercussions sur son syndicat majoritaire. Cogestion ? L’expression est un peu forte au goût de certains. Une chose est sûre néanmoins : au-delà des conflits, parfois très durs, qui ont opposé le syndicat majoritaire et la direction, il a longtemps existé une vue commune sur l’entreprise, notamment la nécessité de maintenir intact le service public de l’électricité. Le degré d’implication de la CGT, syndicat " utile et gênant " [2], dans la marche de l’entreprise atteint un niveau rarement observé ailleurs. Du coup les soubresauts qui touchent EDF, ses interrogations sur son avenir gagnent par ricochet son syndicat majoritaire. Sur le plan syndical aussi, les choses ont changé. Alors que la CGT avait le monopole de la revendication dure et de l’action, au sens fort du terme, elle a vu arriver des concurrents sérieux. D’une part FO, qui a tendance à privilégier davantage que par le passé des stratégies très revendicatives, voire contestataires ; d’autre part Sud, qui, il y a deux ans, a vu reconnaître sa représentativité officiellement à EDF. On affecte, à la Fédération, de ne pas prêter attention au nouveau syndicat d’extrême gauche, comme si FO était le seul compétiteur sérieux.


Enfin, la fédération Energie - la CGT dans la CGT, selon une image communément admise - a eu tendance à cultiver un certain corporatisme. Notamment en s’arrogeant le monopole des questions énergétiques, dessaisissant la confédération de celles-ci, donc en se spécialisant. " Notre univers s’est rétréci, affirme Denis Cohen au cours du même entretien, nous nous sommes enfermés dans notre pré carré, au lieu de conquérir de nouveaux territoires. "


A la recherche d’une stratégie efficace


Quelle va être, dans ces conditions, la stratégie de la CGT ? Résumons la situation : une syndicalisation moindre, un contexte social plus individualiste, moins propice au militantisme et à la logique collectiviste, à quoi s’ajoute cette évolution décisive qu’est la déréglementation de l énergie qui, par le biais européen, s’impose à EDF.


Pour faire face à cette offensive " libérale ", le syndicat a deux solutions : soit refuser toute évolution, rester fidèle à ses racines et à l’EDF telle qu’on la conçoit traditionnellement ; soit prendre acte des changements et tenter de les accompagner. Denis Cohen résume crûment la situation : " Ou bien nous allons mourir debout, ou bien nous gardons un maximum de positions, en essayant d’en conquérir de nouvelles ". La réponse, à écouter le secrétaire général, est donc claire : la CGT va tenter de s’adapter à la situation nouvelle, ne plus se cantonner à son " pré carré " d’EDF. Elle entend mener des actions selon les trois axes suivants :


- créer un statut d’énergéticien, EDF ou non. On pourra pour cela s’inspirer de l’exemple de Marcel Paul, qui, comme ministre de la Production industrielle, créa, au sortir de la guerre, le statut d’EDF à partir de celui de 2 400 entreprises, prenant, à chaque fois, le meilleur de ceux-ci.


- créer un pôle public des producteurs d’énergie, dans un secteur qui compte des sociétés publiques et privées : EDF, Elf, Vivendi, Suez... " Il faut coopérer, non se faire la guerre ", explique Denis Cohen.


- travailler à la mise en place d’un " droit à l’énergie ". L’énergie, pour la CGT, n’est pas une marchandise comme une autre. Indispensable à la vie quotidienne, c’est un bien vital.


La nouvelle tendance est à l’ " ouverture ", selon le terme utilisé par la direction de la fédération : ne pas s’intéresser qu’à EDF, mais à tous les énergéticiens. À cette préoccupation répond la constitution de la nouvelle fédération Mines-Energies, au congrès de Grenoble (" le congrès de toutes les énergies "), en 1999.


Ouverture aussi à la base, au terrain. L’ancienne équipe est critiquée pour ses méthodes par trop centralisatrices. C’est sur cette idée que Denis Cohen termine son rapport d’ouverture du congrès de Grenoble : " Dans le passé nos organisations ont fait de la délégation de pouvoir et de la centralisation un élément de leur efficacité. Cela est devenu un frein à notre efficacité. La volonté de dire son mot et d’être acteur impose des changements. Nous avons plus que d’autres, à combattre tout ce qui conduit à renvoyer en haut, à faire sans les gens. C’est encore plus vrai là où nous avons la responsabilité de la gestion dans les affaires sociales. La direction fédérale aura à combattre, avec pugnacité, tout retour en arrière vers la délégation de pouvoir ’ " [3].


Ouverture également aux femmes. Le nouveau bureau de la confédération en compte 9, sur un total de 36 membres. Féminisation de l’appareil syndical qui correspond à la féminisation d’EDF, où les femmes représentent 19 % des embauches de ces dernières années. Ce " ciblage " des femmes est important dans la mesure où ces dernières exercent essentiellement des métiers administratifs et commerciaux, auxquels, jusqu’ici, la CGT s’intéressait peu. De là découle, au moins en partie, la volonté de la fédération de se tourner également vers les métiers d’encadrement en général, qu’ils soient tenus par des hommes ou par des femmes. Or cela ne correspond ni à sa vocation d’origine, ni à la mentalité des mineurs, chez qui d’une part il n’y a pas de femmes, ou très peu, et qui d’autre part ont gardé intacts vis-à-vis de l’encadrement des sentiments très " lutte de classe ".


Ouverture démocratique, ou tentative de récupérer une base restée souvent conservatrice, qui a tendance à échapper à la direction ? De plus en plus, la CGT donne le sentiment de ne plus avoir réellement prise sur ses troupes. Et de ne plus convaincre l’ensemble des militants du bien-fondé de ses choix. Deux exemples nous aident à le comprendre : la réduction du temps de travail et la renégociation des directives européennes.


La CGT, en 1999, a signé l’accord sur la réduction du temps de travail. Pour la première fois la centrale approuvait un accord préparé par le gouvernement. Essentiellement pour des raisons politiques. " Il fallait la signature de la CGT ", note un cadre d’EDF. La base, elle, est plus partagée, comme le montrent les débats qui ont animé le congrès de Grenoble. (L’essentiel des débats a été publié dans Force Information Energies de novembre 1999). Denis Cohen, dans son rapport, se contente d’y faire quelques allusions discrètes. Plus précis, le compte rendu du premier débat ouvrant les travaux du congrès y consacre plusieurs lignes. Le ton est à la fois prudent et favorable, l’argumentation classique : " La RTT est une occasion unique de rééquilibrer de manière durable le marché de l’emploi (...), de répondre aux attentes grandissantes des individus en matière d’autonomie et d’épanouissement (...) ". En revanche un encadré fait état d’avis plus contrastés et revendicatifs. Si certains y sont favorables, comme Michel, selon lequel " Les 32 heures, pour certains, c’est fuir l’entreprise, être un jour de moins dans la taule ", d’autres ne cachent pas leur hostilité : " La RTT comporte autant de risques que d’opportunités... n’a-t-on pas ouvert la porte à la déréglementation du service public ? ". " Quand vont arriver les embauches ? ", se demande Bruno, des services centraux. La deuxième loi Aubry comporte des signes forts de flexibilité et d’annualisation, autant d’éléments inquiétants (...) ". " Le compte n’y est pas, renchérit Max, du CEA, 200 emplois sur trois ans, c’est maigre ". " Les 35 heures ne risquent-elles pas d’accentuer le phénomène d’externalisation au privé ? ", demande Francis, de Versailles.


Autrement dit, sur le terrain, les militants voient le profit que, selon eux, les directions des grandes entreprises tentent de tirer de cette loi. Ils sont sensibles notamment aux risques de " flexibilité " qu’elle peut favoriser. Des préoccupations que la direction de la CGT ne semble pas partager...


Autre exemple de flottement : les directives européennes portant sur la déréglementation de l’énergie, que le gouvernement français doit avaliser. Faut-il s’y opposer où renégocier ? La question a fait l’objet de débats au " congrès de toutes les énergies ". Force Information Energies (1) en rend compte dans un article prudent et balancé. Première partie : les " contre ", qui trouvent la fédération trop portée à la négociation. Ils affirment leur " logique d’opposition ", laquelle s’oppose à la volonté " d’amendement de la direction fédérale, marquant de la sorte leur volonté de ne pas négocier (...). Avons-nous le droit de ne pas nous opposer à ces directives ? ". Le pôle énergétique, que Denis Cohen appelle de ses vœux, est l’objet de critiques : " Peut-il y avoir coopération entre les différentes entreprises publiques et privées du secteur alors que celui-ci se construit sur la base de prises de participations financières ? "


Deuxième partie, les " pour ", qui estiment que la renégociation permet de " porter le rapport de force là où le patronat l’exerce " et d’opérer une " reconquête de l’opinion publique (...) indifférente ou (...) blasée ". Le pôle énergétique, pour eux, est un " outil de coopération sous contrôle public " et un " espace de constitutions d’alliances de dimension européenne, et adossé à la puissance publique ". C’est sur cette idée, en phase avec la ligne officielle, que se conclut le compte rendu.


" Le congrès a agité ces questions, à la recherche d’une stratégie syndicale efficace ". Cette phrase qui introduit l’article sonne comme un aveu.



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