La gestion des relations sociales en entreprise demande de considérer à sa juste place le besoin de vie collective. Celle-ci s'exprime de différentes manières : collectifs d'appartenance, collectifs de résistance, collectifs de circonstance.
La crise et son cortège de plans sociaux, fermetures d’usines ou réductions d’effectifs fortement médiatisés entraînent une nouvelle demande de collectif de la part de salariés qui imposent à leurs responsables syndicaux une ligne de conduite qui n’était pas forcément la leur. A l’autre bout des préoccupations, dans le domaine commercial notamment, la généralisation des difficultés de la vente a des conséquences néfastes sur le moral des vendeurs et plus largement sur la qualité de la relation avec le client. En situation de crise, la mobilisation des équipes devient un enjeu stratégique qui dépasse les seuls commerciaux pour intéresser l’ensemble de l’entreprise. Le collectif pointe sa tête et se rappelle au souvenir de certains managers qui soulignent qu’une entreprise réussit ses projets grâce à une implication de l’ensemble de la collectivité qu’elle constitue.
La génération Y, individualiste et collectiviste !
A cet égard, la génération Y opère une bonne synthèse de l’approche individualiste et de l’approche collective. Spontanément individualiste, ce groupe d’âge se lance dans une résurgence de toutes les formes collectives collaboratives et redécouvre la puissance des collectifs spontanés à travers les raves et les apéros géants. Elle redécouvre la gratuité à travers les échanges P2P ; elle aime l’open source et pense plutôt en termes de location de service plutôt que de propriété ; elle est de plain-pied avec une insertion dans des collectifs de travail à géométrie variable, réels ou virtuels ; elle brise la frontière entre le public et le privé avec l’usage des réseaux sociaux ; les babillards et les conversations dans des communautés virtuelles, éphémères ou permanentes redonnent leurs lettres de noblesse aux arts de la parole et de la conversation à l’honneur au XVIIIe siècle. Ces tribus éphémères qui partagent une émotion côte à côte créent cependant du lien social, fût-il volatil. Avec Internet, la notion de réseau s’est démocratisée, elle est passée d’un statut de puissance obscure et mystérieuse de quelques-uns à une construction raisonnée d’un ensemble d’amis, de relations, avec lesquels on partage des émotions, informations et connaissances. Le ludique et l’utilitaire se mêlent et créent parfois des dissonances (critiques d’une entreprise ou du management, insultes...) et inaugurent cette ère de la transparence qui agrandit démesurément la part sociale de chaque individu. Le retour du collectif trouve ici son origine et constitue ainsi une tendance lourde de notre temps. L’intime, le secret sont relégués dans un noyau de plus en plus réduit, mais sans doute aussi, selon les lois de la physique, de plus en plus dense.
Portés par le progrès technologique, nous assistons au triomphe du concept de réseau, réel, physique, cognitif et virtuel. Les réseaux sociaux s’introduisent, qu’on le veuille ou non, dans l’entreprise et la contraignent une fois de plus à faire sienne la phase célèbre : « Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les instigateurs ». Les nouvelles formes d’expression, blogs et wikis, sont en passe de s’imposer comme expression quotidienne de circulation de l’information et des connaissances. Dassault System par exemple met en vente des solutions de conversation en ligne, avec Blue Wiki, qui complètent sa plate-forme V6 avec une vision « Social Innovation ». L’utilisation de réseaux sociaux révolutionne la façon dont les collaborateurs travaillent et interagissent. Il s’agit d’un nouveau moyen pour les industriels de transformer leurs activités, d’améliorer leurs performances et de réussir leur démarche de développement durable. Le social computing et les possibilités apportées par le web 2.0 attirent davantage d’utilisateurs et d’idées nouvelles vers l’innovation, le développement de produits et les processus d’ingénierie. Redisons-le, les outils de social computing comme les messageries instantanées, la détection de présence, les fils de discussion et les communications unifiées vont aider les entreprises à multiplier leur potentiel d’excellence en matière de communication. Attention simplement aux fractures sociales qui risquent de se produire dans l’entreprise entre ceux qui sont dans le réseau et ceux qui n’y sont pas.
Décalage des aspirations
L’environnement économique actuel révèle un décalage croissant entre les demandes des consommateurs et les produits disponibles, mais aussi entre les collaborateurs et leur entreprise. Les nouveaux comportements d’achat des consommateurs, ainsi que les différentes expériences professionnelles des collaborateurs, imposent aux entreprises de s’adapter à ces nouvelles aspirations. L’une des principales conséquences de la démarche « Social Innovation », qui consiste à connecter des individus, des idées ou des expériences virtuelles, est de connecter les deux mondes et de permettre à chacun de prendre part aux processus d’innovation, qu’il soit consommateur ou collaborateur d’une entreprise.
Le besoin de retour du collectif
Toutes ces démarches témoignent du besoin de retour du collectif dans l’univers personnel comme dans l’univers professionnel. Quatre dangers guettent cependant cette démarche :
Noyer cette demande sous une avalanche d’applications numériques dont la maîtrise et le fonctionnement vont accaparer le temps des utilisateurs...
Laisser faire et ne rien faire, ou faire le minimum et laisser chacun développer son réseau social au sein de l’entreprise avec les risques inhérents à tout développement sauvage. L’échange va se produire ailleurs et les collectifs vont sortir de l’entreprise.
Accentuer la fracture numérique entre ceux qui ont accès aux réseaux sociaux internes et les autres, en créant une grande frustration chez les jeunes opérateurs ou employés qui font également partie de la génération Y.
Accentuer la fracture générationnelle en n’appliquant pas la transmission réciproque de savoir-faire et de connaissances tacites entre les jeunes digitalisés et les anciens qui ont un peu de mal à apprivoiser non pas tant les applications mais les comportements qu’elles induisent, et laisser se créer une fracture numérique entre les générations.
Favoriser les tendances au retrait des classes moyennes de l’entreprise vers les espaces familiaux, de loisirs ou de contestation radicale. Devant une mutation des entreprises que l’on réprouve, le sentiment persistant d’un déficit de reconnaissance, sentiment diffus de vivre un déclassement technique et, psychologiquement, une perte de repères et symboles forts, nombre d’employés et de cadres moyens voire supérieurs vont « aller à la pêche » et pas seulement les jours d’élection. Heureusement, des applications spécifiques pour l’entreprise ont permis que les réseaux sociaux ne se développent pas à côté de l’entreprise mais puissent y rentrer à travers des plates-formes collaboratives. On peut craindre cependant qu’un nombre non négligeable de collaborateurs aillent nourrir les rangs d’une contestation radicale. Le retour du collectif, c’est aussi celui du collectif de résistance !
En conclusion, cet extraordinaire foisonnement des technologies qui transforme une des plus vieilles relations sociales, la conversation, en outil de gouvernance des entreprises ne devrait pas faire oublier une caractéristique de la stratégie militaire actuelle. La capacité de destruction a fortement augmenté ces dernières années, du fait du concept de guerre en réseau qui peut coordonner l’intervention des forces terrestres, navales et aériennes et qui divise par dix le temps nécessaire à la destruction d’un élément hostile. Pendant la première guerre du Golfe, il fallait compter 24 heures entre le repérage d’un objet ennemi et sa destruction ; il est maintenant de 24 minutes ! Or l’efficacité finale de nos armées, en Afghanistan par exemple, n’a pas été multipliée par dix ! Les stratèges militaires affirment que la guerre n’est pas seulement affaire de technologie de destruction, d’autant que celle-ci a tendance à égaliser les chances, mais une question politique globale faite par des hommes et par eux seuls. Faire la guerre, c’est désormais envisager la reconstruction du paysage physique et politique avant même de lancer les chars et les troupes aéroportées. Cette métaphore militaire pour dire simplement que l’entreprise 2.0 sera une affaire de femmes et d’hommes aidés par une avancée technologique il est vrai sans précédent mais qui ne peut se résumer à un progrès technologique. C’est ce que nous en ferons qui importe.
Collectifs d’appartenance, de résistance, de circonstance
On assiste ainsi à une floraison des collectifs, éphémères ou durables, hédonistes ou en résistance, professionnels ou amicaux, réels ou virtuels ou composites mêlant plusieurs enjeux à la fois. Pour simplifier et garder notre visée opérationnelle, nous proposons de distinguer trois types de groupes.
Les collectifs d’appartenance, qui ont structuré pendant longtemps la vie des hommes : on était de tel village, de telle région, de telle usine, de telle catégorie sociale, de telle strate professionnelle, de telle classe d’âge... Ce classement ne s’arrêtait pas là puisque le voisinage avait vite fait de vous assigner un caractère, des travers, des traits spécifiques mais collectifs résumés par des expressions populaires souvent savoureuses : « il a la tête près du bonnet ; c’est un boit-sans-soif ; elle a toujours le pied levé... ». En entreprise, la grande époque du paternalisme d’entreprise, de la création d’une sécurité sociale par le patronat chrétien, de l’intégration de l’individu du berceau à la tombe (à la mine ou chez Michelin), témoigne de ce type de collectif.
Les collectifs de résistance arrivent ensuite dans un pays pour lequel la fronde et la contestation sont une seconde nature ; les Français sont plus pessimistes que les Afghans quant à l’avenir ! Les groupes de résistance se construisent le plus souvent autour d’un refus (Non à la destruction des coléoptères par l’Autoroute 28), parfois d’un projet (Oui à un toit pour tous). Les collectifs de résistance se constituent également dans l’entreprise soit en ayant un caractère permanent sous la forme d’organisations syndicales refusant le dialogue et prônant l’établissement d’un rapport de force ou encore de cellules politiques qui manifestent une opposition au système économique, soit sous la forme de refus d’implication dans le mode vie professionnelle : absentéisme, refus de suggestions, gestion au plus juste de son temps de présence en utilisant toutes les astuces permettant de réduire son temps de présence...
Les collectifs de circonstance réels ou virtuels, professionnels ou personnels, durables ou éphémères, spécialisés ou généralistes, ludiques ou sérieux, critiques ou louangeurs ou tout cela à la fois, rendent mieux compte de notre époque et de la vie des entreprises envahies par les réseaux sociaux. Ils sont la majorité des collectifs auxquels nous participons, là où nous travaillons, là où nous prenons nos loisirs...
Comment l’entreprise peut-elle faire coexister tous ces collectifs qui sont autant de sensibilités et de visions du monde ? Quelle stratégie adopter à l’égard de ces grands mouvements de fond ?
« Recréez du collectif au travail » par Jean-Claude ANCELET, Dunod, 2011, 246 pages, 25,- €.
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