Avec un taux de syndicalisation estimé entre 16 % et 20 % des salariés, la Suisse présente un syndicalisme actif et structuré. Deux organisations syndicales occupent l’essentiel du paysage syndical, complétées par des organisations autonomes et catégorielles.
On trouve une synthèse de l’histoire du syndicalisme suisse (histoire centrée sur celle de l’Union syndicale suisse) dans le livre « La valeur du travail. Histoire et histoires des syndicats suisses. » de Valérie Boillat, Bernard Degen et al., paru en 2006. On en retient les grandes lignes suivantes, qui permettent de souligner certaines spécificités du syndicalisme suisse qui, depuis le second tiers du 20ème siècle, a conduit à un « modèle helvétique » de partenariat social (même si, en théorie, les syndicats n’ont pas renoncé à la grève, mais celle-ci est devenue exceptionnelle).
L’histoire syndicale suisse enchaîne trois époques, relativement autonomes, qui se superposent partiellement.
Avant 1880, une première période, composite et héroïque en raison de nombreux conflits locaux, traduit la rupture entre une organisation du travail de type artisanal et les débuts de l’industrialisation. Elle voit la constitution de réseaux locaux de défense professionnelle et de solidarité, appuyés sur des sociétés de secours mutuels. Au plan idéologique, apparaissent les premiers groupes socialistes et anarchistes. La reconnaissance, dès 1848, du droit d’association par la Constitution fédérale favorise ce processus.
- Un syndicalisme spécifique en Europe -
Une seconde période commence à la fin du 19ème siècle. Elle couvre les trois-quarts du XXème siècle. Une organisation syndicale plus structurée - autour des métiers puis des branches industrielles - se met en place, affirme son autonomie vis-à-vis du Parti socialiste suisse, s’institutionnalise peu à peu.
La Suisse alémanique joue un rôle de locomotive. Elle emprunte au modèle syndical allemand. Ainsi, émerge l’Union des syndicats suisses (USS) au début des années 1880. Cette organisation faîtière des syndicats suisses opte pour l’action réformiste et le lobbying, s’efforçant de peser sur la législation fédérale, pour obtenir d’abord une limitation des journées de travail. Les tensions sociales à la fin de la Première guerre mondiale (qui a pourtant épargné la Suisse), la peur ou le rejet que suscite le communisme poussent l’USS à rechercher une convergence d’intérêts avec les employeurs et avec le pouvoir politique. Cela renforce un syndicalisme institutionnel, déjà en germe, et conduit peu à peu à l’édification d’un modèle helvétique de partenariat social. Celui-ci se base sur le développement des conventions collectives (qui demeurent une affaire strictement privée), une « politique de concordance » avec les pouvoirs publics (les « fonctionnaires » de l’USS sont de plus en plus impliqués dans des comités d’experts et dans l’élaboration de la loi, cumulant même fonctions syndicales et mandats politiques), la négociation avec les employeurs, à la fin des années 1930, d’une « convention de paix du travail », à l’initiative de la Fédération des ouvriers de la métallurgie et de l’horlogerie (FOMH).
Publié en 1925 dans la collection « Les pays modernes », l’ouvrage décrit l’esprit réformiste plutôt que révolutionnaire des Suisses, « restés fidèles - dit l’auteur - à l’idéal que Bürkli exprimait pittoresquement au milieu du dix-neuvième siècle ». Et de le citer : « L’individualisme et le communisme sont les deux pôles de la société, il y fait froid ; entre les deux se trouve la zone heureuse de l’association, c’est là qu’il fait bon vivre ».
Il s’agit d’éviter tous les conflits en instaurant des procédures de conciliation. La révision constitutionnelle de 1947 consolide ce « néocorporatisme » en rendant obligatoire la concertation entre les syndicats et le Parlement qui, dès lors, devient la scène la plus importante pour affirmer le rôle de l’USS. En outre, l’USS ne manque pas de recourir à des référendums d’initiative populaire pour imposer son agenda de réformes. Si elle n’est pas toujours suivie par les Suisses, il s’agit d’un levier privilégié dans son répertoire d’action, contribuant à la politisation de l’organisation (et d’un levier inconnu des autres Européens).
Mais l’édification de ce modèle social et syndical n’a pas été sans faire débat. La Suisse romande a longtemps préféré un syndicalisme plus radical, plus anarchiste, prenant volontiers la CGT française et le syndicalisme d’action directe pour modèle. On rappellera ici l’activisme de la fédération jurassienne de l’Internationale ouvrière, qui fut l’un des théâtres des luttes entre des tendances personnifiées par Karl Marx et Michel Bakounine.
« Genève la rouge » fut aussi le lieu de nombreuses grèves et, dans les années 1930, de manifestations anti-fascistes, dont celle du 9 novembre 1932, qui vit l’intervention de l’armée et fit 13 morts. Certaines thématiques ou positions du syndicalisme suisse - tels la « protection du marché national de l’emploi », l’anti-pacifisme lors de la guerre froide, l’anti-féminisme, des tentations populistes, telle la critique de la surpopulation étrangère - ont alimenté aussi le débat interne et confère à l’USS une identité particulière.
La défense de la « démocratie suisse », notamment dans les années 1930 face aux menaces nazies, et le recours aux initiatives populaires constituent naturellement une autre caractéristique de cette identité.
- Crise du syndicalisme -
Depuis les années 1970, la « radicalisation » paraît de nouveau avoir le vent en poupe (et ouvre une troisième période dans cette histoire). La montée de nouveaux mouvements sociaux - anti-globalisation, anti-nucléaire ou défenseurs des droits des minorités, tels les immigrés, longtemps marginalisés sinon rejetés par les syndicats -, tend à ébranler la bureaucratie qu’est devenue l’USS. Depuis les années 1970, selon un processus qui a caractérisé aussi les autres pays européens, est critiqué le fait que les « fonctionnaires syndicaux [fassent] souvent preuve d’autoritarisme », que « les liens entre la base et la direction [se soient] relâchés », qu’il n’y ait plus de responsables syndicaux qui viennent à la rencontre des salariés dans les entreprises. Ainsi, « les revendications salariales ou autres devinrent [...] de plus en plus abstraites pour les permanents. Ceux-ci ne s’appuyaient plus sur les expériences directes des salariés dans leurs entreprises, mais se basaient sur des indicateurs fournis par des spécialistes de l’économie et de la finance ».
Autrement dit, malgré un modèle particulier, la Suisse n’échappe pas à la crise du syndicalisme et bien des Suisses ignorent ce dernier. Pour autant, de nouvelles formes de protestation tendent à remettre en cause ce modèle qui paraît conserver toutefois une grande force d’inertie, malgré des restructurations organisationnelles pour s’adapter au salariat ou l’implication dans les nouveaux défis du syndicalisme international, avec la création de la Confédération syndicale internationale (en 2006), dont l’USS est partie prenante.
Aujourd’hui, le paysage syndical suisse se structure autour de deux organisations : l’USS et Travail.Suisse. Il compte aussi de nombreuses organisations autonomes indépendantes (concentrant près d’un tiers des syndiqués suisses).
- L’Union syndicale suisse -
L’Union syndicale suisse (USS [SGB en allemand]) est la principale organisation syndicale. Elle est issue du mouvement socialiste (et, précisément, a été fondée en 1880). Elle revendique 370 000 adhérents (en 2011). L’ETUI (laboratoire de recherche de la Confédération européenne des syndicats) lui en attribue 366 000 (notice publiée en 2014). L’USS se structure en 16 syndicats ou fédérations de branche (issus de diverses fusions d’organisations).
Les principales organisations sont : 1. Unia : environ 200 000 adhérents. Il s’agit du syndicat de la construction, des industries (machines, équipements électriques, métallurgie, chimie, textile, agro-alimentaire), du commerce, de l’hôtellerie, des services et nettoyage 2. SEV : environ 45 000 membres (personnels des transports publics). 3. Syndicom : environ 45 000 adhérents (Poste, télécoms, médias, imprimerie, librairie, communication visuelle) 4. Ssp : environ 35 000 adhérents (personnel des services publics [confédération, cantons, communes] ; santé, action sociale, enseignement).
Lors de son congrès de 2010, l’USS a mis l’accent sur les revendications suivantes :
« Des emplois sûrs, des salaires décents et plus de justice »
« Des rentes de vieillesse meilleures pour les bas et les moyens »
« Une activité professionnelle en harmonie avec la vie familiale et les loisirs »
« Le droit à la formation »
« La protection des salaires » (critique de la « libre circulation » des personnes et, sous- entendu, de l’ouverture des frontières, ce qui « favorise sous-enchère salariale ».
« Des services publics plus solides »
renforcer la participation des jeunes aux syndicats (ce qui passe également par un développement de l’apprentissage, de meilleures conditions sociales - salaires, vacances - pour les apprentis, des aides au transport...)
Lors de son dernier congrès (octobre 2014), l’USS a adopté des résolutions concernant les revendications suivantes :
Amélioration du niveau des retraites
Rejet du « démantèlement de la prévoyance vieillesse et du financement des soins »
Revendication en faveur de « salaires équitables », de « l’égalité des salaires » et hostilité au « relèvement de l’âge de la retraite des femmes »
« Lutter contre l’amiante : hier - aujourd’hui et aussi demain ! »
Amélioration des services publics
Rejet de l’accord TISA concernant la libéralisation du commerce des services
Rejet de l’initiative populaire « En faveur du service public » (qui conduirait à libéraliser ce dernier selon l’USS) et de l’initiative Ecopop (Ecologie et population), considérée comme xénophobe.
Cette dernière est considérée comme défavorable à l’emploi. Elle est perçue également comme « inhumaine » car « elle fait des migrants des personnes de seconde classe, vivant dans une insécurité quotidienne tant au niveau de leur emploi que de leur droit à séjourner en Suisse ». Au contraire, l’USS prône l’égalité des droits entre Suisses, immigrés et frontaliers.
Rejet de la libéralisation du marché de l’électricité
Rejet du « deuxième tube routier au tunnel du Gothard »
Revendications en faveur de mesures de protections des apprentis
Revendication en faveur d’un système d’assurance maladie moins coûteux.
Dénonciation des « Cadeaux fiscaux aux actionnaires ».
- Travail.Suisse -
La seconde grande organisation syndicale est constituée par Travail.Suisse.
Elle est issue du mouvement syndical catholique mais aussi d’organisations catégorielles ou cantonales (régionales). Elle a été fondée en 2002 par des organisations émanant de la Confédération des syndicats chrétiens de Suisse (CSC) et de la Fédération des sociétés suisses d’employés. Ses racines remontent au début du 20ème siècle.
Elle se considère comme neutre sur le plan politique. Elle est créditée de 166 000 adhérents par l’ETUI en 2012. Travail.Suisse revendique précisément 143 146 adhérents en 2013. Elle est structurée en 10 syndicats ou fédérations. Le premier d’entre eux est le syndicat multiprofessionnel Syna qui regroupe plus de 60 000 adhérents (dont ceux de la construction). Le second d’entre eux est l’organisation chrétienne sociale du Tessin (OSCT) avec plus de 40 000 adhérents.
Travail.Suisse met l’accent sur le « partenariat social ». Selon son rapport d’activité 2013, « Un partenariat cohérent entre les travailleurs et travailleuses et les employeurs est une condition essentielle à la stabilité de notre pays. Le dialogue au lieu de la confrontation, telle est la devise de Travail.Suisse ». Ce même rapport met l’accent sur les revendications suivantes :
la réforme du marché du travail et de la prévoyance vieillesse (avec un refus du travail de nuit et du dimanche)
défense du niveau des salaires (dont la progression a ralenti) et opposition à la libéralisation des horaires de travail
défense de l’égalité hommes / femmes
mieux concilier travail et vie familiale
améliorer l’intégration des travailleurs étrangers
dénonciation des « rémunérations abusives »
- Syndicats autonomes -
Enfin, les organisations autonomes rassemblent plus de 200 000 adhérents (précisément 207 000 selon une note de l’ETUI de 2014). Parmi les organisations les plus importantes : la Société suisse des employés de commerce (SEC) et l’Association des enseignantes et des enseignants suisses. Chacune compte environ 50 000 adhérents.
Le taux de syndicalisation en Suisse est évalué à 22% (en 2007-2009) selon l’USS. L’ETUI estime ce taux à 20,3% en 2012 (en recul de 5 points depuis 2002, soit 738 000 syndiqués en 2012). L’OCDE estime ce taux à 16,2% (en recul d’environ 4 points depuis 2000).
Une moitié des syndiqués appartiennent à l’USS ; 22% à Travail.Suisse ; le reste (28%) à des associations indépendantes. Ce taux a reculé.
- Conventions collectives et lobbying -
Les syndicats suisses interviennent dans les relations du travail au moyen de conventions collectives de travail (CCT) négociées avec les employeurs au niveau des branches ou, seulement, des entreprises. Les CCT couvrent une moitié des salariés suisses. Selon l’USS : « la plupart des CCT fixent des salaires minimaux et prévoient une compensation salariale en cas de maladie. Les prescriptions des CCT concernant les vacances dépassent clairement le minimum légal de 4 semaines et les horaires hebdomadaires de travail définis par les CCT varient entre 40 et 42 heures. Les CCT contiennent ainsi des conditions de travail bien meilleures que ce que prévoit la loi et influencent de façon essentielle la vie quotidienne ». (L’USS et ses syndicats, 2011).
Les syndicats suisses déploient également beaucoup de lobbying auprès du parlement fédéral sur toutes les questions sociales voire économiques. Travail.Suisse organise par exemple des rencontres avec les parlementaires pour suivre certains dossiers précis.
Tableau de synthèse sur les effectifs syndicaux.
Organisations et Effectifs
USS - 366 000 adhérents (2014)
Travail.Suisse - 143 000 adhérents (2012)
Organisations autonomes - 207 000 adhérents (2014)
Copyright © IST, Institut Supérieur du Travail 2015
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