Au sein de l’intersyndicale anti-CPE siégeaient 12 organisations, dont les 5 syndicats représentatifs, et 7 syndicats de salariés, d’étudiants et de lycéens. Pour les premiers, deux considérations primaient : la défense du droit du travail et le rétablissement de leur position d’interlocuteur du gouvernement. L’unité syndicale, y compris de la part des syndicats réformistes, a été largement encouragée par l’attitude gouvernementale : absence de concertation initiale sur le projet de loi, refus du débat parlementaire avec le recours au 49-3 pour son vote, invitation des syndicats à des discussions sans perspectives de négociation, promulgation de la loi sans perspective d’application, transfert de la responsabilité d’une nouvelle loi à une initiative parlementaire, etc. Tout cela a cristallisé la position des organisations syndicales sur un seul objectif : le retrait du CPE, et a conforté l’idée que la rue était plus légitime que les errements de nos institutions.
Pour l’autre composante de l’intersyndicale, principalement étudiante et lycéenne, l’enjeu était moins une quête de respectabilité que la provocation du pouvoir institutionnel. Il s’agissait, dans la plus pure tradition révolutionnaire, de créer un « front unique » de lutte mettant en œuvre les acquis du marxisme-léninisme : solidarité inter classes et unité d’action par l’échange de délégations entre AG de différents établissements, élargissement du mouvement par l’accueil de renforts non étudiants en AG (professeurs et personnels des facultés, parents d’élèves, syndicalistes et militants politiques, etc.), auto organisation de type « soviétique » en commissions et comités de grève, avec des « référents » élus et responsable devant la seule « AG souveraine »... Dans ce contexte, on comprend que François Chérèque ait qualifié « d’irresponsable » l’appel à la grève générale de la FSU, dont les militants, salariés de l’éducation nationale, poussaient dans la rue leurs élèves, étudiants, lycéens et même collégiens.
Deux stratégies ont donc coexisté. La première était une stratégie légale exerçant une pression d’ordre politique par le débat d’idées, exploitant les techniques de communication (la manifestation est une « communication de rue ») et recherchant une décision à caractère normatif faisant autorité. Les acteurs de la stratégie « légale » cherchent à peser sur le développement du droit et des lois pour opérer la transformation sociale. Les caractéristiques de cette stratégie sont triples :
elle revendique la légitimité du droit
elle fait pression pour créer les conditions favorables à une concertation ;
elle recherche l’arbitrage. L’enjeu, pour ces défenseurs du « droit du travail » était de faire émerger une majorité de circonstance à défaut d’être une majorité de conviction. Ils y sont parvenus.
La seconde démarche était une stratégie radicale découlant d’une justification idéologique du combat contre la précarité. Sa mise en œuvre passait par le choix délibéré de la provocation des normes et des autorités. Elle exploitait le registre de la communication par la mise en scène et la médiatisation d’actions directes, assumant leur violence. La stratégie « radicale » consiste à agir pour changer le système, la société, l’homme tout entier. Il n’est plus question de composer avec les règles établies, mais de les transgresser. Il s’agit le plus souvent de perturber la codification convenue de l’information pour créer un sens différent, en agissant sur les ressorts émotionnels du public visé. Ce mode d’impulsion du changement prend appui sur les lois de « la société du spectacle », selon la formule de Guy Debord. Quittant une société structurée pour entrer dans la société de l’événement, la contestation radicale enseigne de rechercher l’efficacité politique du témoignage jusque dans sa mise en scène. Le nouvel impératif de la politique est d’installer l’événement au centre du débat, et même de remplacer le débat par un engrenage événementiel et médiatique. Ses trois caractéristiques sont les suivantes :
elle établit la confrontation avec l’autorité ;
elle exerce une pression par l’action directe provoquée et mise en œuvre ;
elle invoque un autre champ de légitimité que celui de l’ordre établi, et de ce fait récuse l’arbitrage des institutions en place pour imposer sa propre logique de souveraineté.
Un article récent du « Courant Communiste International » (Indymédia le 9 avril 2006) l’expliquait : « La grève des universités a commencé par des blocages. Les blocages étaient un moyen que se sont donnés les étudiants les plus conscients et combatifs pour manifester leur détermination et surtout pour entraîner un maximum de leurs camarades vers les assemblées générales où une proportion considérable de ceux qui n’avaient pas compris la signification des attaques du gouvernement ou la nécessité de les combattre ont été convaincus par le débat et les arguments ». Le blocage de 59 universités sur 84 au plus fort du conflit n’avait donc rien de spontané, de même que les tentatives répétées d’occuper la Sorbonne. Il est à craindre que les émeutes avec leurs cortèges de casseurs ne s’inscrivent durablement dans le paysage social français.
Deuxième constat : Les capacités de mobilisation des organisations syndicales ont été mises en concurrence avec celles des étudiants
Chez les syndicats de salariés, les appels à manifester passent par un canal pyramidal, des fédérations aux syndicats, des unions départementales aux unions locales, des délégués syndicaux aux militants. Résultat : certaines sections syndicales ont été prévenues d’un appel à manifester... le lendemain du défilé. Il en ressort que la crise du CPE a été en partie un conflit par procuration : les manifestations ont peu mobilisé dans le privé, et les journées de grèves furent un quasi échec dans le public, surtout chez les salariés les plus anciens. La génération des parents a vécu le conflit au travers de la jeunesse, sans y participer elle-même.
Du côté étudiant, les facultés, lycées, réseaux d’amis ou d’organisations de jeunes ont tissé une véritable toile anti-CPE sur internet. Nombreux sont ceux qui ont converti, le temps du mouvement, leur blog personnel en tribune anti-précarité. De listes de diffusion en SMS, l’information électronique a été à la fois le moteur de la mobilisation et le nouveau paradigme de la démocratie directe, contribuant à l’affluence et à la rapidité des réactions étudiantes et lycéennes, même lors des vacances scolaires. Des argumentaires, des vidéos et des photos, des analyses, des rendez-vous de mobilisations et des revues de presse s’échangèrent sur d’innombrables sites personnels quotidiennement mis à jour, et sur lesquels - c’est le principe même du blog - chacun pouvait ajouter librement son commentaire. Les supports électroniques (portables, appareils photo numériques) permettaient une réactivité quasi immédiate à l’actualité. « Lorsque le militant de SUD-PTT se retrouve dans le coma après la manifestation parisienne du 18 mars, de nombreux blogs diffusent l’information, photo et enregistrements sonores à l’appui, avant même le communiqué de l’organisation syndicale. » (Pierre Puchot : « La crise du CPE : militantisme en ligne », la Croix, 30 mars 2006).
Cette capacité interne de diffusion d’informations, y compris photos et vidéos, a contribué au décalage avec l’information médiatique, privilégiant les images des casseurs et passant en boucle des reportages sur les affrontements, alors que les étudiants mettaient en avant sur leurs sites des débats et des résolutions d’AG, boycottés par les médias. Conséquence : la rupture entre les étudiants et les journalistes, le refus de recevoir les médias par la coordination nationale étudiante, et même l’agression physique de journalistes lors de la manifestation du 28 mars.
Troisième constat : les syndicats ont su « coiffer le mouvement » mais ce sont les extrémistes qui l’ont mené
« Il faut savoir terminer une grève » disait Maurice Thorez en juin 1936. Les syndicats représentatifs ont su garder la main, alors qu’ils étaient minoritaires au sein de l’intersyndicale. Bernard Thibault, invité du "Grand Jury RTL" du 26 mars, a expliqué que les salariés avaient leurs propres méthodes de lutte, différentes de celles des étudiants et qu’il ne voulait pas que les uns veuillent faire la leçon aux autres et réciproquement. Les syndicats se sont toujours méfiés des « coordinations » des « collectifs » et autres mouvements spontanés qui fleurent bon l’anarchisme révolutionnaire ; il n’est pas question que les méthodes des étudiants soient reprises par les salariés, car cela voudrait dire que les syndicats ne contrôleraient plus la situation et qu’ils ne pourraient plus jouer leur rôle de régulateur de l’ordre social. Il s’agissait avant tout pour eux de faire comprendre au gouvernement que les vraies réformes ne se gagnent pas seul. Il faut des alliés pour faire bouger les autres. C’est pourquoi John Monks, secrétaire de la Confédération Européenne des Syndicats fut invité à la conférence de presse intersyndicale qui précéda la manifestation du 28 mars.
En revanche, côté étudiant, l’avantage fut aux jeunes les mieux formés à l’action militante, issus de l’extrême gauche, des mouvements trotskistes et altermondialistes. Ce sont les plus radicaux qui ont pris le contrôle de nombreuses AG par l’utilisation des techniques de débat pratiquées dans le mouvement anti-mondialisation : langage des signes issu de la culture militante nord américaine (deux mains levées en agitant les doigts pour dire d’accord, le pouce baissé pour dire non, le poing tendu pour exprimer son veto...), organisation en groupes affinitaires selon la stratégie des manifestants anti OMC de Seattle en 1999, démocratie directe participative au moyens de commissions variées, égalité des sexes selon la politique du « gender » jusque dans la répartition garçons-filles à la commission « bouffe » de la coordination nationale étudiante, ou la présence de nombreuses étudiantes dans les services d’ordre des manifestations. Pour eux, le conflit anti CPE fut le prétexte pour expérimenter « l’amorce avant-gardiste du vaste soulèvement anti néolibéral de libération, refondateur et rénovateur, qui va balayer le monde dans les années qui viennent » (François Darras, Marianne, N°469 du 15-21 avril 2006).
Si la crédibilité des syndicats vis-à-vis de l’opinion est dans la défense des salariés, le droit du travail est aussi un élément essentiel pour la performance de l’économie. Les syndicats devront tôt ou tard participer au renouvellement de ce droit, à condition de renouveler également leurs doctrines économiques. Il ne suffit plus de se contenter d’en appeler à "une autre société", alors que le rêve anticapitaliste d’une jeunesse radicalisée semble avoir pris corps dans la lutte anti CPE. L’esprit de responsabilité cher aux syndicats doit maintenant se démontrer dans leur capacité à endiguer le radicalisme social qui monte.
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