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Photo du rédacteurSandra Enlart

Nouvelles technologies, nouveau management

Internet, médias sociaux, réseaux sociaux, terminaux mobiles : les nouvelles technologies bousculent l'entreprise (voir Les Etudes sociales et syndicales du 14 février 2013). Le management de l'entreprise est invité à se redéfinir, pour tenir compte de la porosité croissante des espaces et des temps de l'entreprise. De nouvelles formes de relations dans l'entreprise émergent, que décrivent Sandra Enlart et Olivier Charbonnier (« A quoi ressemblera le travail de demain ? », Dunod, 2013, 192 pages, 16,-?).


Les cloisonnements verticaux et horizontaux deviendront inadaptés aux exigences de mouvement permanent qui caractériseront les entreprises. Ce mouvement ne sera pas le même partout selon que l’on est dans la grande industrie ou dans la nouvelle économie, mais on sait désormais que les lignes sont plus éphémères qu’elles ne l’ont jamais été : évolution permanente des technologies, recomposition rapide des processus de production pour s’adapter aux fluctuations du marché et à l’évolution constante des normes, transfert de compétences vers les pays émergents ultra-rapides du fait d’Internet, modifiant en permanence le paysage concurrentiel...


Ces évolutions ne sont pas nouvelles mais elles continueront à s’affirmer au point de mettre sous pression les structures organisationnelles et les pratiques managériales. Première évolution, après une émergence lente et parfois chaotique, le management transversal et de réseau deviendra une évidence.

- Vers des hiérarchies éphémères ? -

La valeur ajoutée du management sera d’abord d’être capable de faire travailler ensemble des personnes issues de mondes différents, qu’elles soient internes ou externes à l’entreprise. Une partie du temps managérial consistera à repérer et visiter les ressources qu’il pourrait être amené à mobiliser un jour, à faire vivre des liens entre des acteurs susceptibles de collaborer pour faciliter, le moment venu, ces coopérations. On peut se demander si la fonction managériale aura encore sa raison d’être. Il est probable que les hiérarchies soient elles-mêmes éphémères. Elles se feront et se déferont en fonction des projets, des actions en cours, sans que ce statut n’ait lieu d’être acquis pour toujours. Puisque tout est dans tout - le travail sort des murs de l’entreprise et s’introduit partout, la sphère privée s’installe dans l’entreprise sans véritable contrôle possible -, de nouvelles formes d’arbitrage et de régulation devront être inventées. Elles intégreront notamment l’omniprésence des réseaux sociaux et les régulations permanentes issues de l’extérieur avec lesquelles il faudra composer.

- De nouveaux processus de décision -

Seconde évolution, le temps de la décision et de l’action tendront à se confondre sur le terrain. La structure devra pouvoir en permanence s’adapter à son contexte, des marges d’autonomie deviendront donc indispensables. Les processus de décision seront revisités en conséquence pour permettre aux managers de sortir d’une double contrainte qui finissait par devenir ingérable. La figure du dirigeant, et c’est là la troisième mutation, prendra la forme d’un leader ouvert sur le monde, créatif, visionnaire, innovant, capable de se remettre en cause. L’hyper valorisation de personnages comme Steve Jobs ou le succès croissant des conférences TED (Technology, Entertainment and Design) imaginées il y a plus de vingt ans sont quelques-uns des signes qui marquent cette tendance. On y propose aux dirigeants d’explorer des mondes dont ils sont a priori éloignés pour les amener à sortir du cadre, à penser autrement, à fertiliser en combinant des univers qu’ils ignorent et qui s’ignorent, tant verticalement qu’horizontalement. Ces nouveaux dirigeants n’apparaîtront pas naturellement sauf miracle. Tout l’enjeu pour la société sera de laisser émerger des profils de ce type.



Du management de proximité au dirigeant, on voit bien que le pouvoir ne sera pas donné une fois pour toute, sa légitimité sera sans cesse renégociée. Le mouvement permanent dans lequel baignent les entreprises et la société rendront impossibles les positions acquises.

- Porosité des espaces de travail -

Les entreprises vont être confrontées, à des degrés divers, à une porosité croissante des espaces et des temps qu’elles ont mis un siècle à encadrer. Ce phénomène, observable depuis déjà une quinzaine d’années, devrait s’accentuer en prenant trois formes. La première d’entre elles ira de l’entreprise vers l’extérieur. Ceux qui, au sein de l’entreprise, en ont déjà pris la mesure sont les responsables du e-business, salariés chargés de développer le business de l’entreprise sur la Toile. Ils ont découvert il y a à peine cinq ans que les salariés, les clients et les prospects parlaient des produits en dehors de tout contrôle institutionnel. Ce phénomène s’est amplifié avec mes blogs et a littéralement explosé avec les réseaux sociaux. Facebook, par exemple, a la particularité de ne pas être un réseau professionnel (à la différence de Viadeo ou LinkedIn) alors même que l’on y échange des informations professionnelles. De nouveaux espaces continueront donc à émerger aux frontières de l’entreprise, espaces que les entreprises devront investir. Les ignorer sera une erreur tactique. Mais nous n’en sommes qu’au début et la façon d’occuper ces nouveaux territoires reste à construire : être présente pour y faire quoi ? Pour dire quoi ? Pour surveiller ? Prendre la parole ? Faire de la propagande sous une forme discrète ? Rectifier l’information fausse - voire diffamatoire - qui circule ? Attentives ou attentistes, elles découvriront que de nouveaux espaces-temps se dessinent autour d’elles. Et qu’elles joueront, sur ces nouveaux territoires, une partie de leurs ventes, de leur notoriété et de leur pérennité.


Seconde forme de porosité, celle des espaces de travail. On pourrait reprendre ici le thème - déjà très ancien - du télétravail comme illustration de cette porosité entre le monde de l’entreprise et celui de la sphère privée. Depuis le rapport européen de 2006 sur le télétravail, ce dernier s’installe dans les entreprises : des accords se signent dans les grands groupes, des entreprises internationales dans le secteur des technologies de l’information et de la communication le pratiquent comme un mode de vie professionnel privilégié, le terme « télétravail » se modernise en « management à distance » qui, sans être identique, permet de reconsidérer le sujet. Il semblerait tout de même que nous ne soyons qu’au début d’une transformation bien plus importante.


Au sein d’une majorité d’entreprises, le rapport au lieu de travail reste relativement étroit et le modèle traditionnel (mon entreprise, mon bureau, même en open space) est largement dominant. Le lieu de travail constitue encore aujourd’hui un marqueur essentiel de l’appartenance à l’entreprise et à un collectif de production. Mais plusieurs facteurs sont susceptibles d’accélérer cette porosité spatiale : le lieu de travail comme terrain de socialisation sera concurrencé par d’autres médias, les déplacements seront de moins en moins bien acceptés (temps perdu, trace carbone, stress...), les nouvelles générations accepteront moins que les autres un environnement de travail normatif, les moyens technologiques ne cesseront de gagner du terrain pour reproduire à l’identique notre bureau sur n’importe quel coin de la planète (grâce notamment aux investissements colossaux en cours en matière de clouding et à des supports de travail de plus en plus innovants).

- Temps de travail et vie personnelle -

Troisième forme de porosité enfin, celle des temps de travail. Voilà plusieurs années que l’on souligne la difficulté de distinguer le temps dédié au travail de celui dédié à la vie personnelle. Ce phénomène ne cesse de s’amplifier avec les smartphones, tablettes, Twitter... qui non seulement donnent accès à plusieurs mondes sur le même outil et de manière constante mais qui en plus le font de manière dépendante. Il devient irrésistible de ne pas réagir quand on entend qu’un message ou un email est arrivé. Or ceux-ci sont en provenance de n’importe quel univers. Nous serons de plus en plus à l’affût de ce qui peut bouger dans nos environnements, que nous ne pourrons isoler les uns des autres.



Impossible donc de compartimenter des temps, d’atteindre un niveau de concentration maximum sur un sujet particulier. Nicholas Carr, dans son article devenu célèbre, « Est-ce que Google nous rend idiot ? » (« Is Google making us stupid ? » The Atlantic, 2008), démontrait de manière approfondie que nous devenions incapable d’avoir le niveau de lecture que nous avions avant Internet. Cette analyse vaudra de plus en plus pour l’ensemble de notre vie. Nous ne pourrons plus accorder la même attention à chaque sphère de notre vie parce que nous accorderons cette attention à toutes les sphères au même moment. Cela peut sembler grave, voire dramatique. C’est en tout cas le point de vue qu’adoptait Nicholas Carr. Mais on peut aussi considérer que cette forme de porosité constituera une véritable opportunité. Les travaux de recherche dans ce domaine sont encore rares, mais un consensus se dessine doucement pour reconnaître que cette forme de porosité garantira l’innovation et l’agilité dont nos économies auront de plus en plus besoin dans les prochaines années. Elle favorisera des croisements de situations, d’idées, de personnes féconds. Elle offrira de la souplesse dans le traitement de situations qui ne se satisferont plus (que l’on s’en réjouisse ou que l’on s’en offusque) de plages horaires encadrées. Nous allons devoir apprendre à gérer cette complexité des relations au temps. Et les modes de décision dans les entreprises n’auront d’autre solution que d’être modifiés dans les années à venir.

- De nouvelles formes de relations émergent -

De nouvelles façons de tisser des collaborations vont continuer à s’affirmer avec l’explosion des technologies de l’information et de la communication. Qu’il s’agisse des réseaux sociaux, des blogs, des traces qu’on laisse sur Internet, des forums, etc., les possibilités d’échanger, de se connaître avant de se rencontrer, de se découvrir à distance et à sa façon sont déjà à l’œuvre. Elles devraient sensiblement reconfigurer la nature même des relations professionnelles. Aujourd’hui, les rencontres professionnelles restent encore relativement brutales : on découvre lors du premier briefing les autres membres de l’équipe projet, on doit se coordonner avec une personne que l’on n’a pas choisie, on participe à des réunions dans lesquelles on ne connaît personne. Les réseaux sociaux permettront au contraire des stratégies d’approche de plus en plus douces. Les liaisons numériques (voir A. Casili, « Les liaisons numériques : vers une nouvelle sociabilité ? », Seuil, 2010) donneront à des individus qui ne se sont jamais vus les moyens de se découvrir à leur rythme, à leur façon. Les barrières tomberont peu à peu avant même de se rencontrer physiquement. Les collaborations autour d’un projet réunissant des personnels installés aux quatre coins de la planète se noueront différemment quand elles seront précédées d’échanges distanciés.



Au-delà des nouveaux circuits de relations sociales émergeront de nouvelles formes de relations au sein des entreprises. Les dons et contre-dons (pour citer l’expression célèbre de M. Mauss, « Donner et prendre : la coopération en entreprise », La Découverte, 2010) ont bien sûr toujours existé dans le monde professionnel, mais les objets sur lesquels ils porteront - privés, professionnels, publics - seront de plus en plus imbriqués. Surtout, ils toucheront tout le monde là où ils restent encore largement le fait d’une élite urbaine ou d’une génération bercée aux technologies de l’information et de la communication. Les hiérarchies seront aplanies par la seule possibilité de les court-circuiter. Les codes qui régiront ces relations muteront à grande vitesse. Les systèmes mis en œuvre pour les tracer et les exploiter aussi ! Les relations évolueront en permanence, et nous devrons nous y adapter. Elles finiront par échapper à la DRH, au management, à la communication interne si ces fonctions ne prennent pas toute la mesure de ce mouvement.


Non seulement les circuits seront multiples, mais la nature même des relations sera plurielle dans des étendues que l’entreprise n’a jamais connues jusque-là, et pour cause. La DRH, le management et la communication auront justement tout intérêt à composer avec plutôt que de résister. Mieux, ces nouvelles formes de relations contribueront au développement de la performance de l’entreprise. Elles devraient permettre de fluidifier le système (mobilités rendues possibles, circulation de l’information, peut-être même tremplin pour des partages de connaissances ?). Elles devraient également nourrir le développement de la créativité à mesure que les mondes du marketing, de la R&D, de l’administratif se croiseront, partageront leur point de vue, des idées, de la perspective, du sens. Le travail pourrait en outre retrouver à travers cela sa fonction de socialisation qui s’était égrainée au fil des années. Chacun, sans être dupe, veillera à nourrir son ego en s’exposant sous son meilleur jour dans des espaces imprévus, ingérables et qui pourraient nous réserver des surprises.


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