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Pages retrouvées : en 1937, Hyacinthe Dubreuil... (1)

A l'occasion de quelques recherches estivales dans la bibliothèque de l'IST nous avons exhumé une petite brochure oubliée, intitulée " Lettre aux travailleurs français ", écrite par Hyacinthe Dubreuil il y a 65 ans, en 1937.


En 32 pages, cet ouvrier autodidacte, militant à la CGT depuis 1900, admirateur de Saint-Simon, de Fourier et de Proudhon et contempteur de" l’influence fatale de Marx et du socialisme allemand ", fait part au lecteur d’avant-guerre de quelques uns de ses sentiments, avec, ainsi qu’il le dit en introduction," l’ambition d’être le modeste et fidèle interprète de la pensée populaire, lorsqu’elle veut bien rester dans les limites du plus ordinaire bon sens ".


Il articule ses réflexions en quatre chapitres : "le socialisme français ", " c’est le travail qui commande ", " le vrai moyen d’augmenter les salaires ", et enfin " le syndicat n’est pas un instrument politique ".


Aussi vous proposons nous, pendant quatre semaines, quelques passages parmi les plus marquants de chaque chapitre, vous laissant le soin d’apprécier leur actualité.


Cette semaine : II y a 65 ans, le temps de travail..., ou :" C’est le travail qui commande ".


" La grande question de l’organisation du travail se présente à vous chaque jour, travailleurs, sous deux aspects bien connus que j’examinerai rapidement, et qui sont tout simplement contenus dans vos préoccupations relatives à la durée du travail et au taux des salaires.


J’observerai d’abord qu’aucun de ces deux problèmes n’est abordé rationnellement, dans l’état actuel de nos connaissances. Plutôt que d’être ainsi abordés, je dirai qu’ils sont traités conformément à des habitudes, sans qu’on s’aperçoive que cette position conduit à une impasse.


Je m’explique : Quand il était courant, autrefois, de contraindre les ouvriers à travailler quinze, quatorze, ou même douze heures par jour, il a fallu parer au plus pressé, c’est-à-dire agir en faveur d’une limitation capable de soulager le patient, en l’occurrence une classe ouvrière exploitée de la façon la plus inhumaine (...) C’est ce que l’on fit par la position qui fut adoptée en faveur de la réduction de la durée du travail.


Mais cette forme d’action et de secours est devenue caduque et périmée.(...) Je mesure l’étendue de mon imprudence en formulant une telle affirmation. Je sais que je me heurte à un courant fortement établi sur de molles habitudes de paresse d’esprit. Je sais que de telles paroles expriment tout le contraire de celles qu’il faudrait dire pour recueillir une facile popularité. Mais " la popularité est pour les pantins ", et comme je n’ai cure d’être classé parmi ces accessoires de l’amusement des foules, je préfère garder seulement le souci de ce que je crois être la vérité. Je préfère surtout rester, dans la mesure de mes faibles capacités, dans la tradition de ce socialisme français dont j’essaie de rappeler ici le principal caractère. Je me sens d’ailleurs en assez bonne compagnie, sinon dans le présent, du moins dans le passé du mouvement syndical. La position que j’essaie de conserver sur ces problèmes était celle des plus clairvoyants des militants ouvriers d’avant-guerre [1], et même de certains anarchistes. C’est ainsi que je retrouve sous la plume du vieux compagnon Jean Grave des lignes qui sont en parfait accord avec la thèse que je ne cesse de soutenir : " L’important, disait-il dans une brochure de propagande, n’est pas tant de réduire indéfiniment les heures de travail que d’arriver à ce que, par un meilleur aménagement des forces, le travail soit un plaisir, une distraction, une occupation agréable, en même temps qu’un exercice hygiénique.


Dans la société actuelle, où le travail manuel est considéré comme dégradant par la plupart, nos parasites, pour se maintenir en santé, ont dû trouver des exercices où dépenser leurs forces d’une façon improductive.


Dans une société normale, on les dépensera plus intelligemment. L’individu utilisera les forces que son tempérament exige qu’il dépense à un travail productif, sans se croire dégradé ! Pourvu que l’individu puisse se développer en toutes ses virtualités, il ne comptera pas les heures qu’il y emploiera ".


C’est moi qui souligne cette dernière phrase ; car on pourrait condenser le caractère futur de l’organisation du travail dans ces simples termes : Qu’un jour le travail soit organisé de telle sorte que personne ne songe plus à y compter ni son temps ni sa peine !


(...) Le bon sens est le seul point de vue d’après lequel le problème vital de la durée du travail doit être examiné.


Car s’obstiner dans des positions qui heurtent le simple bon sens ne pourrait que conduire à de graves déboires. Nous en avons d’ailleurs la preuve en ce moment. Le monde du travail, malheureusement inspiré par des idées étrangères, vient aujourd’hui buter contre des obstacles qui ne tomberont point sous l’influence de seules formules verbales. Pas plus qu’aucune obstination ne peut abattre la rigueur impitoyable des rapports mathématiques, aucune éloquence ne pourra jamais détruire la présence d’inflexibles faits. Les artifices de raisonnement peuvent masquer la vérité pendant un instant, mais leur force tout artificielle se dissoudra inévitablement quelque jour comme une fumée devant les difficultés de la réalité.


(...) Dans l’actualité récente, en présence d’une grave crise de chômage, on a recouru aussitôt à un raisonnement simpliste, qu’on n’a pas analysé d’avantage, car sa conclusion rejoignait trop bien la molle position habituelle dont je parlais tout à l’heure.


Sans y réfléchir plus longtemps, on a péremptoirement déclaré : Comme il y a des chômeurs, le meilleur moyen de leur venir en aide, de leur rendre du travail, est de partager avec eux le travail qui reste encore à faire. On va donc diminuer la durée légale du travail, et de cette façon un plus grand nombre de travailleurs devront être embauchés.


C’était simple. C’était même trop simple. Et pour s’en rendre compte il aurait suffi de considérer la variété infinie des métiers et des techniques. On aurait alors compris que l’on donne généralement au mot travail un sens seulement général et vague, et non un sens précis, en conformité avec la variété que je viens d’évoquer.


Je dis que l’on donne à ce mot un sens vague quand on ne le considère que comme le temps pendant lequel on travaille, car il est facile de concevoir que l’uniformité de cette durée, pour des occupations infiniment variées, est totalement absurde. A l’école, on nous enseigne que l’on ne peut additionner que des unités de même nature. Cependant, en matière de travail, on ne craint pas de réglementer d’après une loi uniforme des " heures " de travail accomplies en des occupations qui ne supportent entre elles aucune comparaison, et qui sont commandées par des lois d’organisation entièrement différentes. Quelle mesure réellement commune peut-on établir entre le travail d’un mineur et celui d’un coiffeur ? Celui du premier est continu, très spécial et accompli dans des conditions malsaines et dangereuses. Celui du second doit s’adapter au flux et au reflux d’une clientèle qui se présente quand elle en a le temps.


Cette diversité des conditions ne peut être niée, aucune mauvaise humeur, aucun esprit dogmatique ne peut écarter cette inévitable variété.


Si le mot travail comporte souvent un sens vague, celui de travailleur l’est tout autant. On l’a bien vu quand on a dû reconnaître que les travailleurs ne sont pas interchangeables, et que des questions de capacité et d’expérience dominent leur emploi. C’est pourquoi l’idée de combattre le chômage par une répartition du travail entre des travailleurs plus nombreux était une idée enfantine et seulement valable pour une certaine quantité de travaux ne requérant que peu ou point de qualification professionnelle. D’ailleurs, après expérience, la preuve est suffisamment faite que cette réduction de la durée du travail n’a eu aucune influence sur la crise du chômage. Et tous les raisonnements qu’on a bâtis autour de cette querelle n’ont jamais eu de base raisonnable.


La seule base raisonnable, capable de servir de point de départ invariable et sûr à toute discussion sur ce point, c’est le principe, bien connu des ouvriers, d’après lequel c’est le travail qui commande... ou tout au moins qui devrait commander :


Les conditions particulières dans lesquelles chaque travail doit être accompli doivent être examinées et décidées cas par cas, en vertu de l’inexorable loi de l’adaptation, qui exercera toujours son impérieuse contrainte, et fera tout grincer quand elle ne sera pas respectée.


Mais cette adaptation, opération difficile et essentiellement technique, ne sera naturellement jamais accomplie par des politiciens. Seuls des hommes possédant les capacités correspondant à chaque technique résoudront sur place les problèmes spéciaux que pose chaque occupation. "


[1] II s’agit de la guerre de 1914-1918



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