Bernard Vivier
«Pas de pause sociale avant le referendum»
Dans les entreprises comme dans le pays tout entier, les réformes sociales se trouvent bloquées jusqu'au référendum du 29 mai. C'est-à-dire, compte tenu des congés d'été, pour au moins six mois. La logique des sentiments l'emporte sur la logique des réalités.
Les manifestations organisées le 10 mars dernier par les organisations syndicales ont enregistré un assez net succès, notamment chez les salariés du secteur privé. Suffisamment en tout cas pour inquiéter le gouvernement qui observe qu’une partie non négligeable des intentions de vote négatives au referendum sur la Constitution européenne se trouve motivée par un rejet de ses réformes économiques et sociales.
Avant même les manifestations du 10 mars, Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, s’appuyant sur les premières manifestations de rue de l’année 2005, déclarait àLibération(21 février) qu’il n’était pas question de« décréter une pause sociale au motif qu’il y a un referendum ».

« Raffarin arrose »
En quelques semaines, le processus s’est accentué. Les syndicats agissent comme si le referendum devenait le point d’appui sur lequel se déploient tous les motifs de revendication possibles. Tandis que le gouvernement donne le sentiment de satisfaire à toutes les revendications sociales pour centrer la pression du « non » au referendum prochain.« Raffarin arrose »titrait en première page le quotidien Libération, le 29 mars dernier, avant d’accorder la parole à Alain Lambert, sénateur UMP de l’Orne et ancien ministre du budget, qui observe de façon aussi sobre que sévère :« La conscience des électeurs ne s’achète pas. Au surplus, ce serait hors de portée des capacités financières de l’Etat ».
D’où vient alors ce sentiment que, d’ici le 29 mai, la rue peut dicter sa loi au gouvernement ? Vraisemblablement de deux raisons :
Peu de « grain à moudre » dans les négociations
La première raison relève des difficultés techniques et politiques des mesures à prendre.
Le besoin de réformer le pays est réel. Le gouvernement en a conscience, les dirigeants syndicaux aussi.
Mais si les caisses de l’Etat de remplissent un petit peu mieux qu’estimé, ce n’est pas pour autant le retour à la croissance, alors même que le chômage est élevé (l’INSEE le prévoit à 9,9 % en juin prochain) et que la consommation reste morose. Conséquence : le redressement des comptes publics sera plus lent que prévu et le déficit public atteindra 2,7 % du PIB en 2006.
Il n’y a pas de « cagnotte » et l’Etat dispose de« minces marges de manœuvre », comme l’indique le Premier ministre.
Les négociations ne peuvent donc s’ouvrir que sur des hypothèses de résultats basses, avec peu de grain à moudre en séance. La tactique de la rue peut donc se révéler plus efficace pour les syndicats que la tactique de la négociation. Ceux des dirigeants syndicaux français qui se montrent attachés à la démarche de négociation lâchent prise peu à peu, leurs propres adhérents les appelant à les rejoindre dans la rue. La CFDT mais aussi la CFTC, voire la CGC se trouvent soumises à ce phénomène.
L’émotionnel l’emporte sur le rationnel
La deuxième raison qui préside à cet envahissement de l’espace des décisions par les manifestations de rue est d’ordre plus psychologique.
Un manque d’explications fournies en temps voulu, de façon claire et suffisante (exemple : sur la directive Bolkestein), tout comme l’incertitude sur des données essentielles de la vie économique (les chiffres sur la réalité de l’évolution des prix et de l’évolution des salaires sont incertains et, selon les sources, assez différents) poussent les salariés à ressentir et, par là, à réagir, plus qu’à comprendre et débattre.
Dit autrement : par manque d’un cadre statistique fiable ou d’explications rationnelles, le dialogue social ne peut pas s’établir sur des bases argumentées. Les aspirations sociales, faute de s’exprimer ainsi, se transforment en inquiétudes, lesquelles deviennent cris de refus et manifestations de rue.
Le travail d’explication de la politique gouvernementale n’atteint plus ses objectifs. L’émotionnel l’emporte sur le rationnel.
Et la technique du « Canadair social » (on envoie un avion chargé de billets de banque apaiser un début d’incendie social) devient inopérante, voire même produit l’effet inverse, donnant l’idée à certains que la perspective de voir survoler un Canadair chargé de billets de banque justifie d’allumer, ici ou là, un incendie social.
Les tensions ne s’apaisent pas
Les deux derniers mois auront donc été ceux de la montée des tensions sociales. Pour les deux mois à venir qui nous séparent du referendum du 29 mai, ces tensions ne sont pas appelées à disparaître. Tout au plus, des mesures peuvent être prises pour en limiter le développement :
- un discours clair du chef de l’Etat permettant de dissocier la question posée aux Français sur l’Europe d’une question de confiance sur la politique gouvernementale. L’opposition, en la personne de M. François Hollande, accompagne volontiers cette approche : un referendum n’est pas un plébiscite et les enjeux de ce referendum ne sont pas ceux de la politique intérieure française.
- un désengagement de l’Etat de ce qui ne relève pas de sa responsabilité. Le report des négociations sur les salaires du secteur privé vient d’être décidé au 10 juin, c’est-à-dire après le referendum. Mesure sage mais insuffisante. Si l’Etat a quelque capacité à augmenter les salaires dans la fonction publique, il n’a aucune légitimité à faire pression sur les salaires du secteur privé.
- une prise en charge, par les intéressés eux-mêmes (organisations syndicales et patronales) du débat sur le partage des fruits de la croissance. L’économiste Michel Drancourt lance deux pistes (La Croix, 24 mars 2005 : faire participer les salariés au capital de leur entreprise, et lier une partie de la rémunération à l’évolution des bénéfices réels. Un tel débat ferait mieux comprendre aux intéressés que les progressions de profit dont on parle tant en ce moment ne concernent pas les PME de notre pays mais trouvent leur origine principale dans la présence forte de nos grandes entreprises sur les marchés internationaux. Michel Drancourt précise avec justesse« L’augmentation durable des rémunérations est dépendante de la compétitivité de l’ensemble de la société (Etat compris) et pas seulement des résultats des « champions ».