Deux expositions, l'une sur Jean-Louis Forain, l'autre sur Gustave Jossot, font revivre la vie sociale en France il y a un siècle, au temps de la Belle Epoque. Dessins, caricatures et peintures décrivent une société belle et difficile à la fois.
Dans son livre « La Belle Epoque » (Perrin, collection Tempus, 2002), l’historien Michel Winock nous met en garde contre deux clichés sur les années du XXème siècle qui ont précédé la première guerre mondiale et que l’on a qualifié de « Belle Epoque » : « l’un est que ce fut une belle époque ; l’autre est que cette époque prétendue belle ne fut pas belle du tout, en tout cas certainement pas pour tout le monde ». Plaidant pour que « la notion de relativité s’impose », l’auteur établit une description structurée de la France de 1900 à 1914 : l’économie, la société, les courants d’idées, la culture.
La France, en effet, se transforme. Si le monde paysan continue à être prédominant (17 millions de paysans pour 40 millions d’habitants, soit cinq fois plus qu’en Grande Bretagne), le monde ouvrier s’affirme (6 millions de personnes). Il se structure aussi (1902 : la CGT prend son véritable essor ; 1905 : le parti socialiste s’unifie) et il s’installe dans une expression violente (1906 : grèves).
Le monde de la culture ne manque pas de refléter ces mutations de la société. La Belle Epoque est l’âge du triomphe du journal, porté par la loi de 1881 sur la liberté de la presse et par le passage de la technique de la linotype à l’héliogravure.
L’essor de la presse fait appel à de nouveaux talents, pour rédiger mais aussi pour dessiner : dessin de reportage (la photographie ne les a pas encore remplacés), dessin d’actualité, de faits de société, dessins d’humour, dessins d’illustration. La peinture, elle aussi, se renouvelle. Après le choc de l’impressionnisme, Paris attire de jeunes peintres, qui s’essaient aux peintures fauves ou cubistes, alors que la peinture académique fournit toujours de vrais talents.
Deux dessinateurs font aujourd’hui l’objet d’une exposition qui, chacune à sa manière, nous plonge dans la société de l’époque.
Jean-Louis Forain (1852 - 1931) a connu de son vivant même une carrière brillante. Son itinéraire personnel ne manque pas de contraste.
Ses débuts sont difficiles. En 1869 - il n’a que 17 ans -, chassé du foyer familial, il fréquente la bohème parisienne. Il participe en 1870 à la défense du fort de Montrouge et, anarchiste dans l’âme, manifeste sa sympathie pour les communards. Elève du caricaturiste André Gill, il fréquente Verlaine et Rimbaud, partageant même avec ce dernier pendant quelques mois un misérable logis rue Campagne Première.
Sa renommée grandit lorsque, pendant un demi-siècle, il publie des dessins plein d’ironie qui dénoncent les travers de la bourgeoisie dans des journaux aussi variés que Le Rire, Le Courrier français, Le Figaro, The New York Herald. En 1898, il fonde Pstt... !, journal anti-dreyfusard, avec Caran d’Ache et le soutien actif de Degas et Barrès.
La guerre de 14-18 voit ses illustrations de presse exalter le patriotisme de l’époque.
Au-delà de la satire, Forain est un peintre de mœurs. De la Belle époque aux Années folles (celles qui suivaient la première guerre mondiale), ses dessins et peintures mettent en relief les figures, les mœurs, les beautés et les laideurs de la société parisienne.
L’exposition du Petit Palais (jusqu’au 5 juin 2011) dévoile une production féconde, avec plus de 200 huiles, aquarelles, pastels, gravures et dessins exposés. La visite s’achève par un hommage du dessinateur contemporain Plantu à Forain et signale le transfert de cette exposition au musée de Memphis (Etats-Unis) pour l’été 2011.
L’exposition consacrée à Gustave Jossot (1866-1951) n’est pas vraiment comparable à la précédente ; elle la complète plutôt. Le personnage est très différent. Ayant, lui aussi, quitté jeune le foyer familial, il effectue des premiers pas difficiles à Dijon, sa ville natale, puis à Paris. 1894 marque le début véritable de sa carrière. Il publie alors son premier album, que la critique remarque pour sa fusion entre les déformations caricaturales et les distorsions décoratives. Les côtes bretonnes lui sont aussi familières, où il réalise des paysages dans le style des Nabis.
Dès 1896, les dessins de Jossot ne sont pas seulement vifs et insolents. Ils expriment une critique violente à l’encontre des institutions. L’affaire Dreyfus, les lois laïques de 1905, les mouvements antimilitaristes et anarchistes, les expressions violentes de la CGT ne laissent pas Jossot indifférent. La création de l’Assiette au beurre en 1901 lui permet de mêler ses caricatures aux combats de l’époque. De 1901 à 1907, Jossot publie près de 300 dessins dans l’Assiette au beurre, dont 18 numéros complets. Ses collaborations à des publications anticléricales (L’Action, La Raison, Le Diable) ou anarchistes (Les Temps nouveaux) témoignent de son engagement. Son style l’indique. L’usage de masques aux traits alourdis, cernés de contours noirs et épais, devient systématique.
Jossot, à la différence de Grandjouan ou Delannoy, n’affirme pas un soutien appuyé aux luttes syndicales. Il se désintéresse des « chieries sociales », rejette la démocratie élective et s’oriente vers une révolte existentielle et individualistes.
A partir de 1904, un tournant est pris. Il écrit à Jehan Rictus : « Je suis d’avis qu’il faut développer uniquement son Moi et se foutre de tous les cléricalismes, qu’ils soient bondieusards, maçonniques ou même anarchistes ».
Cette période le voit voyager en Tunisie, où il s’installe définitivement fin 1911. Il y vivra pendant quarante ans, sans jamais revenir en France.
Son talent de caricaturiste lui fait réaliser des jeux de cartes, des tapisseries et, surtout, des affiches pour lesquelles il utilise les techniques de la déformation caricaturale. Il fut, à la différence de Forain, un révolté jusqu’au bout.
Jean-Louis Forain, « La Comédie parisienne » Musée du Petit Palais à Paris, jusqu’au 5 juin 2011 puis à Dixon Gallery à Memphis (USA) du 26 juin au 9 octobre 2011.
Jossot, Caricatures, de la révolte à la fuite en Orient. Bibliothèque Forney à Paris, jusqu’au 18 juin 2011
Jossot. L’Assiette au beurre, Les gardiens de la paix, Circulez, n° 150, 13 février 1904
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