Le « mouvement ouvrier » est devenu aujourd'hui, dans notre système de valeurs, une notion synonyme de rupture militante. Il est aussi synonyme de « création d'?uvre en acte ». En façonnant outils et techniques, en cultivant ses traditions, ses fêtes, ses expressions artistiques, le geste ouvrier est créateur. La main d'?uvre, affirme Camille Saint-Jacques, est d'abord une main à l'?uvre. Les manifestations tout comme les mouvements revendicatifs sont surtout les fruits d'une confiance en soi retrouvée.
À l’échelle individuelle, l’homme résiste au travail dès lors que celui-ci l’oblige à se plier au rythme de la machine, car il ne peut œuvrer deux fois de la même manière, alors que la machine, de son côté, s’adapte difficilement aux écarts. Si la répétition pure et simple présente un intérêt économique évident, elle ne stimule nullement l’intelligence, entraîne des baisses d’attention et une fatigue nerveuse plus rapide. Feuerbach avait raison de souligner que de même qu’on ne quantifie pas la vie humaine, on ne peut prétendre en saisir les aspects signifiants en les isolant les uns des autres. On ne juge pas plus une existence à sa durée, disait-il, qu’on ne le fait d’un morceau de musique. Il n’en va pas autrement des autres oeuvres humaines. Sauf à les réduire à un simple appendice de la machine, à la manière du taylorisme - et encore ! -, elles échappent aux logiques comptables. Il y a toujours dans l’œuvre réussie une part d’aventure et de chance qui ravît l’auteur de cet enchaînement de gestes et de rêves savants. C’est pourquoi aussi, il trouve dans le fruit de ses efforts une source de joie immense, comme petit miracle joyeux que le travail répétitif ne saurait offrir. Les bricoleurs du dimanche le savent bien, ils jouissent davantage de cette ivresse de la réussite périlleuse que de l’économie réalisée. Ils y retrouvent ce sentiment enfantin d’élargir l’étendue de leur emprise sur le monde par la seule combinaison de l’effort, de la volonté et de l’astuce. Même si cela va de pair parfois avec l’impression d’avoir tellement frôlé la catastrophe, qu’ils se sentent soudain ou bien « bénis des dieux », ou détenteurs d’une « baraka d’enfer » !
- L’œuvre qui se cherche -
C’est cette expérience commune au mouvement ouvrier que la notion de « valeur travail » prétend occulter, alors même que chacun aspire dans l’emploi qui est le sien à cette excitation première de l’oeuvre qui se cherche. Dans l’entreprise, elle se dessine parfois, on croit en trouver le fil et puis, en règle générale, les impératifs de la production et de la rentabilité s’imposent de nouveau et la lueur qui venait de vaciller quelques instants s’éteint. La frustration qui en résulte s’exprime dans la dépression, le désintérêt pour le travail, ou bien dans l’aspiration à renouer avec ce mouvement ouvrier par d’autres biais, en dehors des impératifs économiques cette fois, durant les loisirs, par exemple.
L’engagement militant est un autre palliatif à un travail trop usant. Rares sont les vocations militantes qui résultent d’abord d’une réflexion mûrie sur les fins et les moyens. En général, l’engagement se fait à l’occasion de circonstances fortuites, de rencontres avec des personnalités au charisme fort, qui semblent surnager mieux que d’autres dans le monde de l’entreprise. En dehors des actions revendicatives qui sont ponctuelles et rares, les organisations de travailleurs génèrent d’abord de la fraternité là où le travail entraîne de la rivalité et une perte d’identité. Contrairement à un projet collectif qui sert de drapeau aux actions, et qui se situe toujours dans un au-delà, un au-dessus des individus - le « grand soir » -, l’engagement commun génère une égalité et une chaleur humaine précieuses qui se vivent dans l’immédiat. Chargé d’accomplir une parcelle minuscule d’un processus productif, le travailleur perd ses repères. Il n’a plus l’impression de créer quoi que ce soit et se fait à l’idée de n’être qu’un simple rouage d’une grande machine. L’organisation avec d’autres employés permet d’échanger des informations et fait naître l’impression de maîtriser davantage son destin en accédant à un regard sur la production, différent de celui de l’employeur. Sans bouger de son poste de travail, le militant, le représentant du personnel, élu ou de fait, retrouvent ainsi une part de liberté, car ils détiennent une connaissance de l’entreprise qui n’appartient qu’à eux. Même en dehors des actions collectives, cela suffit souvent à rendre leur dignité à des travailleurs précédemment accablés par leur condition.
- Adhérer à une image de soi -
Les mouvements revendicatifs naissent certes à l’occasion de circonstances propices, mais ils sont surtout les fruits de la confiance en soi retrouvée. Le monde du travail regorge de situations éprouvantes pour les salariés, qui n’aboutissent jamais au sursaut collectif parce que la dureté de l’exploitation est parvenue au point où elle a éteint toute lueur d’espoir, toute fierté. En réalité, les conflits collectifs dans le monde du travail sont exceptionnels, tant le mode de production industriel est habile à faire en sorte que le travailleur en vienne à se déconsidérer lui-même. Mais lorsque conflit il y a, c’est toujours le signe de la vitalité d’un mouvement ouvrier qui déborde largement le catalogue des revendications mises en avant par les appareils. Lorsqu’un mouvement s’élargit, se répand pour gagner parfois un pays entier et des millions de travailleurs, chacun entre dans la danse pour danser, parce qu’il trouve que la musique est bonne, non parce qu’il en a appris la partition par cœur ! Encore une fois, les grands mouvements sociaux ne se construisent pas avec des consciences politiques claires, mais avec l’envie d’adhérer à une image de soi plus singulière et valorisante, moins formatée par le travail. Ce n’est pas là un suivisme passif des masses à l’égard de leaders plus ou moins manipulateurs ; au contraire, le désir de se réapproprier sans délai une dignité flétrie échappe toujours aux leaders démagogues et à leurs promesses de lendemains qui chantent.
Qui croit vraiment qu’en se libérant tout à coup des contraintes du travail, en s’installant dans la grève pour une durée imprévisible, les travailleurs ont la moindre idée de l’issue finale de leur mouvement ? S’ils savent parfaitement ce qu’ils ne supportent plus, ils aspirent surtout à déstabiliser l’ordre établi, à battre autant que possible les cartes à la recherche d’une nouvelle donne plus favorable, et à jouir aussi longtemps que possible de ce renversement de situation qui leur restitue momentanément un rôle social qu’on leur refuse en temps normal.
Au sein du mouvement ouvrier, les démagogues sont ceux pour qui un mouvement de ce type se doit avant tout d’être utile à quelque chose, « rentabilisé » par l’obtention de ce qui est possible ; surtout lorsqu’ils sont eux-mêmes en panne de perspectives et d’inspiration quant à l’avenir. Aussi leur faut-il tout tenter pour faire rentrer rapidement de telles débauches d’énergie ouvrière dans le rang d’une revendication raisonnable valorisant le travail et l’ordre. Pour eux, un mouvement qui ne se dresse pas contre ceci ou pour cela, qui ne redresse aucun tort, qui ne s’oppose ni ne s’érige, un mouvement qui ne s’affiche pas virilement tendu vers un projet, n’est que désordre, confusion ou maladresse. Ils ne voient que leur crainte du chaos là où il n’y a souvent que gaieté et assurance.
Redisons-le haut et fort, le mouvement ouvrier n’a d’autres fins que lui-même. L’œuvre, lorsque par bonheur elle vient à se concrétiser, n’est qu’une étape entre deux mobilisations du corps et de l’esprit. La revendication n’est, elle aussi, qu’un moyen, jamais une fin, une marche tout au plus.
- Le sens d’une manifestation populaire -
Observer une manifestation populaire d’importance est de ce point de vue riche d’enseignements, parce que le sentiment qui anime les manifestants d’avoir quelque chose en commun avec des milliers d’inconnus, est à la base de l’esprit démocratique de notre société européenne, Passé les premiers rangs toujours un peu compassés des « dirigeants », la main-d’œuvre est à pied d’œuvre ! La joie est sur les visages. Les chants, les rimes improvisées des slogans, les sauts, les trépignements, les mouvements ondulants de la foule, témoignent du caractère festif de la communion collective. En queue de cortège et parfois aussi à ses environs, papillonnent, comme toujours dans les fêtes populaires, une jeunesse apache qui s’adonne à la violence et aux transgressions de toutes sortes. La mobilité spontanée et imprévisible des corps et des esprits est au cœur du mouvement. Cette mobilité, c’est ce à quoi aspire le corps contraint de cette main-d’œuvre figée dans les gestes répétitifs du travail. Il y aspire de manière presque tautologique en se mettant en mouvement pour plus de mobilité. C’est là la démocratie véritable, le « pouvoir du peuple » tel qu’il s’exprime depuis des siècles, n’en déplaise à ceux pour qui « démocratie » rime avec bonnes affaires, palais républicains, discours abscons et promesses électorales jamais tenues. C’est un pouvoir sûr de sa force pour avoir maintes fois fait et défait le monde qui est le nôtre, un pouvoir dont la philosophie de l’action tient dans l’expérience du geste créateur, et qui sait que rien n’est jamais pérenne, que les régimes, comme les formes de la matière, sont toujours en sursis. C’est enfin une démocratie qui, comme le mouvement ouvrier, n’a rien de bon enfant et peut être aussi farouche que brutale.
La manifestation populaire est donc un mélange de procession religieuse, de parade et d’émeute. Quels qu’en soient les motifs, elle est l’occasion de débrider le corps, de l’extraire de ses fonctions économiques productives, biologiques et reproductrices qui font qu’aujourd’hui celui-ci ne marche plus, ne sort plus guère de son appartement ou de sa voiture et des espaces climatisés, et préfère souvent courir ou pédaler sur des machines d’intérieur.
Or la marche, la promenade, seul ou à plusieurs, favorise la réflexion. Elle ouvre l’esprit au rêve, parce qu’elle libère les mains de leur besogne habituelle, leur offrant le loisir de saisir ou de caresser ce qui dans le monde les attire : une autre main, une pierre, le tronc d’un arbre, la tige d’un roseau... Parce que après tout, comme l’a écrit René Char (Volets tirés fendus in Le Nu perdu) : « En retenant sa salive, en se taillant un chalumeau dans le tuyau froid d’un roseau, on deviendrait dune à écouter la mer ».
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