Sea-France dans le Pas de Calais : une entreprise confrontée à de graves difficultés économiques et à des suppressions d'emploi. Une entreprise aussi où la violence, l'intimidation et les menaces caractérisent les relations sociales. On est loin d'une démarche syndicale. Signe des temps : la confédération vient de désapprouver ces méthodes.
Vous avez aimé le feuilleton Continental en 2009, vous aurez donc apprécié le feuilleton Sea-France en 2012.
Ces deux entreprises ont défrayé la chronique de façon proche. Chacune d’elles, à sa manière, illustre le drame social né des difficultés économiques d’entreprises confrontées aux évolutions du marché, aux exigences de la restructuration, à la distance qui s’est établie entre l’actionnaire lointain et les salariés attachés à leur site et à leur région.
Chacune d’elles illustre aussi la confusion qui conduit encore à amalgamer action syndicale et action violente.
Ce qui vient de se passer à Calais, dans l’entreprise Sea-France, est révélateur de deux lourdeurs bien spécifiques à la France.
- L’Etat mauvais patron -
La lourdeur des décisions économiques tout d’abord. Créée en 1996, filiale à 100 % de la SNCF, Sea-France est confrontée à un marché très concurrentiel et soumis aux évolutions du transport international. Le port de Calais, premier port français pour le transport de voyageurs, gérait en 1997 un flux de 20 millions de passagers. En 2010, le flux est descendu à 10 millions, soit la moitié. Le transport de marchandises a, lui aussi, été touché : 38 millions de tonnes en 2010 contre 41 millions en 2007.
Le chiffre d’affaire de Sea-France était de 241 millions d’euros en 2007 ; il n’était plus que de 150 millions en 2010 ; moins encore en 2011. Fin 2010, les pertes s’élevaient à 36 millions et la dette globale à 230 millions.
L’éloignement d’avec la maison-mère, le manque d’esprit d’entreprise sont pour beaucoup dans ce déclin économique. Il ne s’agit pas d’instruire, par principe, le procès des entreprises publiques. En France, certaines réussissent à conjuguer le sens du service public avec la recherche de rentabilité et la capacité d’adaptation aux évolutions du marché, lesquelles ne sont ni plus ni moins que les évolutions des clients eux-mêmes. D’autres - c’est le cas de Sea-France - ont été conduites par des gestionnaires plus que par des entrepreneurs.
Il aurait fallu, pour remédier à la chose, que cette entreprise soit considérée comme une entreprise et que sa dimension « publique » ne vienne pas entraver les évolutions nécessaires. La présence de l’Etat dans le capital social et dans les processus de décision a constitué une gêne au dynamisme de l’entreprise.
Respecter la concurrence -
Cette présence de l’Etat n’est même plus une protection contre tout risque social. Les dispositions communautaires (article 107 du traité de Rome) interdisent aux Etats de subventionner des entreprises, pratique jugée déloyale en termes de concurrence.
Les pouvoirs publics ont bien tenté, ces trois dernières années et à plusieurs reprises, de renflouer Sea-France ; ils n’en ont pas eu l’autorisation.
En novembre et décembre dernier, la sollicitude gouvernementale ne pouvait pas se traduire par l’injection d’argent public. La mise en liquidation, par le tribunal de commerce de Paris le 9 janvier dernier, sonne aussi le glas d’un certain modèle d’entreprise publique.
L’autre lourdeur révélée par l’affaire Sea-France est bien celle du dialogue social. La démonstration est faite ici - fort malheureusement par la négative - que la performance globale d’une entreprise peut être conditionnée de façon déterminante par son niveau de performance sociale.
- Performance sociale et performance globale -
Si soucieuses de rentabilité, de rapidité, de circulation de l’argent, d’écoute des actionnaires et des financiers, les entreprises ont aussi à se mettre à l’écoute des clients, des consommateurs, à adapter l’outil de production, l’organisation du travail, la gestion des stocks et des flux, à organiser sans cesse l’amont et l’aval de la production.
Dans le même temps, la gestion des questions sociales n’est pas toujours prise en compte à sa juste dimension. Sinon, souvent, pour considérer la dimension sociale d’une entreprise comme un ensemble de contraintes et un facteur de ralentissement de l’évolution globale. Ou alors - c’est le cas de Sea-France - en sacrifiant les adaptations nécessaires sur l’autel de la tranquillité sociale et de l’immobilisme.
Le « rapport particulier » de la Cour des comptes, établi le 11 février 2009 et portant sur la gestion de Sea-France de 2004 à 2008, dresse une liste impressionnante des lourdeurs sociales de l’entreprise, qui empêchent celle-ci de s’adapter aux besoins du marché. On y apprend la mauvaise gestion du personnel, un absentéisme élevé, une absence de politique de recrutement (effectué « selon des critères peu transparents », sous pression de la formation syndicale majoritaire), une gestion des horaires de travail complexe, des promotions de fin de carrière abusives pour certains salariés (délégués du syndicat).
A tout moment du rapport, la pression exercée par le syndicat sur la direction transparait ; elle explique combien une lâche et couteuse « paix sociale » s’est installée.
- Des soupçons de pratiques illégales -
Cette pression syndicale empêche l’évolution. Elle pourrait, par ailleurs, être source de comportements délictueux. La justice s’intéresse aujourd’hui aux comptes du comité d’entreprise. Deux dirigeants CFDT-Maritime de Calais sont soupçonnés d’enrichissement personnel. Les juges s’intéressent aussi à un trafic de bouteilles d’alcool et de cartouches de cigarettes, trafic qualifié de « vol en bande organisée ».
Les enquêtes judiciaires sont en cours, les journaux mènent leurs propres investigations (ainsi Libération du 7 janvier dernier sur Les « purs » plans immobiliers de la CFDT ou Le Monde du 10 janvier sur Un syndicalisme à la dérive). Les langues se délient et les salariés inquiets pour leur emploi se détachent de l’emprise du syndicat majoritaire.
Une telle situation met en évidence la faiblesse de la direction d’une entreprise publique qui a opté pour une gestion peureuse des relations sociales, au risque - aujourd’hui avéré - de bloquer l’entreprise toute entière.
Cette situation met aussi au grand jour le caractère anachronique et dangereux de la violence érigée en principe actif du syndicalisme.
- La violence justifiée -
La théorie de la violence fut jadis intégrée dans la conception révolutionnaire du syndicalisme. Les héritiers de Georges Sorel, de Bakounine, de Lénine, de Staline et de Trotski sont souvent passés de la théorie à la pratique, tout au long du XXème siècle, à la CGT notamment. Les promoteurs de l’autogestion, dans les années 1970 à la CFDT, ont souvent encouragé les révoltes, les séquestrations de dirigeants d’entreprise, les occupations de locaux, les détournements de stocks, l’instrumentalisation des médias.
Une très large fraction du syndicalisme français a ainsi donné l’image d’une justification de la violence. Notre pays, avec 7 % de salariés syndiqués (le plus faible taux de l’ensemble des pays développés), porte encore ce poids du passé, qui constitue, pour les générations actuelles, un frein à l’engagement syndical.
Au carrefour de la justification idéologique et de la dérive mafieuse, certains représentants du personnel ont fait du comité d’entreprise et du syndicat les outils de leur pouvoir personnel, à des fins déconnectées de l’intérêt général.
Les entreprises concernées ne sont pas légion en France mais les actes cités par la presse et poursuivis par la justice jettent un réel discrédit sur le syndicalisme.
- Il y a un an, à Marseille -
Le monde des ports et docks est particulièrement concerné. Il y a un an à peine, à Marseille, la CGT procédait, avec violence, à un blocage du trafic. Là encore, la Cour des comptes dénonçait dans un rapport la position fluctuante des autorités du port face aux surenchères et aux violences syndicales :« Il manque au port de Marseille que s’y applique l’état de droit normal où chacun tient son rôle dans le débat économique et social, mais où les limites du débat démocratique ne sont pas franchies »
- « J’ai un peu honte » -
Pour la première fois, un leader syndical s’était exprimé pour considérer que, à Marseille, le système syndical n’est « pas tout à fait démocratique dans les ports ». Ce n’était pas Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, mais François Chérèque, de la CFDT, au micro d’Europe 1 le 6 février 2011 :« Depuis la Libération, disait-il, nous sommes dans un syndicalisme unique, où ce sont les syndicats qui font l’embauche, à savoir la CGT ». Et de poursuivre : « Au moment où il faut faire évoluer, vous avez un corporatisme qui met en difficulté les bassins économiques ».
Un an plus tard, à Calais, autre lieu, autre syndicat et même scénario de dérive voyoute d’un système syndical qui a perdu sa raison d’être.
Allait-on assister, comme à la CGT début 2011 à Marseille, à un silence complaisant ou, à tout le moins, embarrassé de la direction confédérale face aux agissements des militants locaux ? Non pas. Deux communiqués de presse, le 3 puis le 5 janvier 2012, indiquaient l’implication de la confédération, de sa fédération des transports et de son union régionale Nord-Pas de Calais à la recherche d’une solution, parlant même d’exclusion des militants CFDT « si les propos de la presse étaient confirmés par l’enquête judiciaire ». Au micro de RTL le 9 janvier, François Chérèque allait plus loin : « Je soutiens généralement mes équipes syndicales, mais j’ai un peu honte sur le comportement de ces militants, qui n’ont pas un comportement honorable ».
- Un bon signe -
Ces déclarations sont un signe. Elles indiquent combien la culture syndicale évolue, combien la violence n’est plus, à la CFDT, encouragée comme dans les années 1970 ni même ignorée sans réprobation. Certes, on pourra observer que la direction confédérale de la CFDT aurait pu, il y a un an, auditer ses propres troupes et repérer que, dans les ports et docks, Calais ressemblait beaucoup à Marseille et que les deux villes évoquaient le Chicago des gangsters. Certes, on pourra observer que la médiatisation des faits reprochés à la CFDT de Calais a pesé sur l’image de la CFDT toute entière et que François Chérèque ne pouvait pas ne pas prendre position.
Mais le fait est là : il a pris position, dans le bon axe. La CFDT vient de grandir en maturité, le syndicalisme français en image.
Les autres organisations syndicales sont invitées à faire de même.
Voir : « Sur les quais à Calais » France 5, C’ dans l’air, 10 janvier 2012 (affaire Sea-France)
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