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Guy Basset

Simone Weil et le travail

{{Pour le centième anniversaire de la naissance de Simone Weil, plusieurs études et articles sont parus dans la presse, qui témoignent de l'itinéraire atypique et de la solidité de la pensée de la philosophe. Son regard sur le travail, posé à l'époque industrielle des années 1930 et 1940, garde son actualité.}}


Bien avant les établis, jeunes intellectuels qui aux lendemains de Mai 1968, choisirent pour des raisons politiques et idéologiques de travailler comme ouvriers en usine, Simone Weil fit l’expérience de la condition ouvrière et du travail ouvrier. Cette ancienne élève du philosophe Alain, normalienne et agrégée de philosophie, entendait d’abord parler de ce qu’elle connaissait et avait vécue. Cependant, il ne s’agissait pas d’une simple curiosité intellectuelle mais de la conviction profonde que, par le travail manuel, elle pourrait appréhender et penser l’ensemble de l’univers.


Le 4 décembre 1934 - elle avait 25 ans - elle fut embauchée, sur recommandation d’Auguste Detoeuf, administrateur de la société, comme ouvrière sur presse (découpeuse) dans une usine Alsthom rue Lecourbe à Paris. Elle y resta jusqu’au 5 avril, non sans difficultés (maladie, mise à pied...). Elle fit une seconde expérience malheureuse du 11 avril au 7 mai 1934 aux établissements J.J. Carnaud et Forges de Basse-Indre et une troisième chez Renault comme fraiseuse entre le 6 juin et le 22 août. A la rentrée 1935, elle reprit un poste d’enseignante au lycée de Bourges.


Deux ans plus tard, elle rédigea à partir de ses notes et sur demande d’Auguste Detoeuf le texte qui deviendra La Condition ouvrière, paru d’abord dans la revueNouveaux cahiers, revue fondée par Auguste Detoeuf, Paul Vignaux et René Cassin. Ce texte fournira son titre au recueil célèbre publié après sa mort dans la collection Espoir d’Albert Camus qui réunit la majeure partie des textes de Simone Weil sur le travail et ses réflexions sur la vie ouvrière. Simone Weil ne cessa ultérieurement de s’intéresser au travail ouvrier et à sa composante manuelle : elle fit aussi pendant la guerre l’expérience d’un travail agricole auprès de Gustave Thibon.



De ses expériences, Simone Weil a d’abord tenu un Journal d’usine qui décrit minutieusement le travail qu’elle a à faire, les opérations manuelles comme les rendements, les résultats qu’elle obtient, les doutes qui naissent, les relations avec les autres, la fatigue physique. « L’épuisement finit par me faire oublier les raisons véritables de mon séjour en usine, rend presque invincible pour moi la tentation la plus forte que comporte cette vie : celle de ne plus penser, seul et unique moyen de ne pas en souffrir. C’est seulement le samedi après-midi et le dimanche que me reviennent des souvenirs, des lambeaux d’idées et que je me souviens que je suis aussi un être pensant ». Dénonçant l’asservissement qu’il peut créer, elle ne cesse d’affirmer que "le travail est pour l’homme et non l’homme pour le travail". (Florence de Lussy). Le travail ne doit pas tirer « vers en bas ceux qui l’exécutent ».

- « Ne pas détruire des hommes » -

Revenant dans un texte écrit à Marseille en 1941-1942, avant de quitter la France, elle conclut : « Il est venu beaucoup de mal des usines, et il faut corriger ce mal dans les usines. C’est difficile, ce n’est peut être pas impossible. Il faudrait d’abord que les spécialistes, ingénieurs et autres, aient suffisamment à cœur non seulement de construire des objets, mais de ne pas détruire des hommes. Non pas de les rendre dociles, ni même de les rendre heureux, mais simplement de ne contraindre aucun d’eux à s’avilir ». Même si la situation a évolué depuis son époque, Simone Weil a anticipé des études menées ultérieurement en sociologie du travail et la lecture de ses travaux, malgré certains excès, est encore aujourd’hui stimulante y compris pour la mise en place de politique de communications et de management.


Son propos est cependant plus large qu’une simple description : car c’est une véritable réflexion métaphysique qu’elle se livre. Simone Weil n’est pas contre le travail, elle lui attribue au contraire une place très importante dans sa philosophie, et, même si elle a des sympathies anarcho-syndicalistes certaines, elle est attachée à faire des suggestions et à dialoguer avec les responsables, comme avec Auguste Detoeuf ou avec ce directeur technique d’une usine des Fonderies de Rosières à Vierzon. Elle écrivit même pour le journal de cette entreprise un article sur « Antigone » voulant ainsi affirmer la liaison nécessaire entre le travail manuel, la culture et l’éducation. « En tant que révolte contre l’injustice sociale, l’idée révolutionnaire est bonne et saine. En tant que révolte contre le malheur essentiel à la condition même des travailleurs, elle est un mensonge ». Cette position l’amena très tôt à prendre des distances par rapport aux analyses de Marx sur le travail et au marxisme.

- Réflexions sur le travail -

Ce n’est donc pas un hasard si Simone Weil mit tout à fait en tête de son Journal d’usine la réflexion suivante : « Non seulement que l’homme sache ce qu’il fait - mais si possible qu’il en perçoive l’usage - qu’il perçoive la nature modifiée par lui. Que pour chacun son propre travail soit un objet de contemplation ». Il ne s’agit certes pas d’une contemplation passive, mais d’une contemplation active, celle d’un rapport sain aux choses et aux êtres. Le travail fait partie de la vie, et sa conception du travail est « le cœur d’une constellation de notions telles que celles de perception, de temps, de liberté et de nécessité, d’attention, d’existence et de réalité » (Robert Chenavier, p.42) La notion de travail cristallise ainsi les grandes questions de l’homme dans sa condition même d’homme.



Il est donc impossible d’isoler la réflexion de Simone Weil sur le travail de sa philosophie générale et de ses autres travaux par exemple les Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, ou son rapport sur la reconstruction de la France après la fin de la guerre, dernier texte rédigé à Londres et publié sous le titre L’enracinement. Elle y déclarait notamment : « Notre époque a pour mission propre, pour vocation, la constitution d’une civilisation fondée sur la spiritualité du travail. Les pensées qui se rapportent au pressentiment de cette vocation [...] sont les seules pensées originales de notre temps, les seules que nous n’ayons pas empruntées aux Grecs ». Cette conception spiritualiste, qui refuse toute inféodation et dogmatisme, ira jusqu’à faire dire, de façon quasi platonicienne, à cette intellectuelle dans ses notes publiées sous le titre Attente de Dieu que « le travail physique constitue un contact spécifique avec la beauté du monde ». Et dans un de ses derniers textes écrit à Londres elle soulignait la difficulté de cette position : « La différence est infiniment petite entre un régime du travail qui ouvre aux hommes la beauté du monde et un autre qui la ferme. Mais cet infiniment petit est réel. Là où il est absent, rien d’imaginaire ne peut le remplacer ».


Sans doute cela nécessite-t-il la mise en œuvre et en actes à tous les instants de cette vertu de l’attention - mot parent de l’attente - autre concept clé de la philosophie de Simone Weil.

Simone Weil en quelques dates 1909 : 3 février : naissance à Paris 1925 : début de l’amitié avec sa future biographe, Simone Pètrement 1927 : École normale supérieure 1931 : — juin : agrégée de philosophie — septembre : professeur au Puy — engagements politiques et syndicaux à Saint-Étienne 1932 : — avril : premier article dans La Révolution prolétarienne — octobre : mutée à Auxerre 1933 : — octobre : professeur au lycée de Roanne — décembre : rencontre Trotsky que sa famille héberge 1934 : — juillet : obtention d’un congé d’études — expériences de travail ouvrier de décembre 1934 à août 1935 1935 : — septembre : première expérience religieuse au Portugal — octobre : professeur à Bourges 1936 : — août : engagement aux côtés des Républicains espagnols — septembre : en congé de l’Education nationale 1937 : octobre : professeur au lycée de Saint Quentin 1938 : — janvier : en congé maladie (maux de tête continuels) — avril : assiste à la Semaine sainte à l’abbaye de Solesmes 1940 : — 15 juin : la famille Weil quitte Paris — 15 septembre : arrivée à Marseille 1941 : — 7 juin : rencontre avec le Père Perrin — août : expérience de travail agricole chez Gustave Thibon 1942 : — 14 mai : embarquement pour les États Unis — novembre : embarquement pour l’Angleterre 1943 : 24 août : décès au sanatorium d’Ashford (Kent)
Quelques écrits1. Principaux écrits de Simone Weil De son vivant, Simone Weil n’a publié aucun livre mais plusieurs articles dans des revues. Elle a laissé de nombreux textes inédits dont sesCahiers (à partir de 1933). Une édition des Œuvres complètes est en cours chez Gallimard depuis 1988 (9 volumes parus). La condition ouvrière, Paris, Gallimard, collection Folio-essais, n°409. L’enracinement, Paris, Gallimard, collection Folio-essais n°141. Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Paris, Gallimard, collection Folio-essais n°316. La pesanteur et la grâce, Paris, Agora pocket. Œuvres, Paris, Gallimard, collection Quarto, direction Florence de Lussy.

2. Sur Simone Weil et le travail Robert Chenavier, Simone Weil. Une philosophie du travail, Paris, Le Cerf, 2001. René Prévost, « La philosophie du travail chez Charles Péguy et chez Simone Weil », Cahiers Simone Weil, association pour l’étude de la pensée de Simone Weil, 1984, vol. 7, n°4, pp. 350-359.

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